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plainte sous le couteau de Gazaïn, qui leur coupait la gorge[1] avant de les vider. L’Abyssin était ému lui-même, et chaque fois qu’il répétait son opération, le mot meskin (l’équivalent de pauvre bête) tombait de ses lèvres comme un remords.

Pour regagner la vallée de l’Eau-Chaude, chacun de nous dut porter à son tour une de nos quatre pièces de gibier : ce ne fut qu’après une grosse heure de marche que nous rencontrâmes un Bédouin qui nous loua son âne, sur lequel on les chargea toutes. Il pouvait être deux heures de l’après-midi, lorsque nous arrivâmes à notre petit camp. Comme tout le monde était fatigué et que nous avions plus de gibier qu’il ne nous en fallait, personne ne songea à retourner à la chasse ce jour-là Le reste de la soirée se passa donc, sous la tente, à fumer et à causer. Gazaïn et Gabrio lavaient les fusils, et leurs compagnons aidaient Aïlou dans ses doubles fonctions qui consistaient à préparer des oiseaux avec une assez grande habileté, talent qu’il devait à un Européen, M. Schimper[2], et à confectionner d’une manière supérieure une soupe aux pintades, un civet de lièvre, des côtelettes d’arabat et un rôti de beni-israïl. Quant aux chameliers, ils étaient au moins aussi occupés, rien qu’à regarder faire les autres.

Un peu avant le coucher du soleil, le ciel s’assombrit, et bientôt commença une pluie fine, mais opiniâtre, qui ne cessa que le surlendemain, et nous retint pendant tout ce temps prisonniers sous la tente. Le sol étant trop profondément, détrempé pour se hasarder à faire un pas dehors, il fallut renoncer à chasser. D’un autre côté, nos gens n’ayant d’autre abri que quelques fagots de ramée disposés en hangar, nous ne pouvions songer à les laisser plus long-temps à la belle étoile sans nous exposer à avoir des malades. Le soir du troisième jour de pluie, nous gagnâmes donc le village d’Eylat, où nous étions sûrs de trouver des huttes vides pour nous loger cette nuit.

Une scène de deuil nous y attendait. Au milieu du cercle sur lequel sont rangées les cabanes des Bédouins, un troupeau de femmes à peu près nues et les crins au vent dansaient autour d’une vieille dont la figure était souillée de poussière. Ces femmes pleuraient la mort de Fokad, le chasseur d’éléphans. La mère du défunt tenait un sabre nu à la main ; lorsque les vociférations du chœur s’arrêtaient, elle entonnait

  1. On retrouve chez les Abyssins beaucoup de traces du judaïsme, qui était la religion du pays avant l’introduction du christianisme ; ainsi ils ne mangent point de la chair d’un animal qu’ils n’auraient point tué eux-mêmes, ou qui aurait été étouffé au lieu d’être saigné ; comme chez les Juifs, le lièvre, le canard, l’oie, sont pour l’Abyssin des viandes impures.
  2. Naturaliste allemand aussi modeste que savant qui habite l’Abyssinie depuis longues années.