Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/192

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout ce qu’elle a voulu depuis soixante ans, ou demander inutilement aux anciens dieux qu’elle avait démolis la grace de ses nouveaux autels.

Nous regrettons cependant, du point de vue des nécessités présentes d’une situation transitoire, que des hommes d’ordre soient ainsi paralysés dans la liberté de leur action par la dépendance qu’ils sont désormais tenus de professer à l’égard de leur chef. Le moment est mal pris pour croire aux chefs infaillibles, aux juges commis par le Très-Haut à la délivrance d’Israël. Il se glisse malheureusement encore dans un camp tout opposé une erreur qui ne serait pas moins nuisible à la cause sociale pour laquelle on prétend aussi combattre de ce bord là, une erreur qui est pour ainsi dire à l’autre bout de celle des légitimistes, et qui, sans nous inspirer la même estime, nous causerait presque les mêmes regrets. Il n’y a point déjà tant de soldats en ligne dans l’armée de l’ordre pour que ce ne soit point un cruel déplaisir d’en voir qui font fausse route. Nous entendons ici parler d’une direction que nous remarquons depuis quelque temps chez des apologistes accrédités du césarisme. Notez bien que, nous ne confondons point, et que nous n’avons pas la moindre idée de chercher querelle aux honorables défenseurs d’une présidence plus ou moins constitutionnelle ; ce sont les prétoriens de l’écritoire que nous ne pouvons nous empêcher de gronder. Les voilà décidément qui s’ingèrent d’emprunter aux démagogues leurs meilleurs argumens, et ils ont l’heureuse idée d’en détourner le bénéfice au profit d’un futur césar. Le grand procédé de la démagogie, c’est de caresser la multitude pour lui improviser un tyran ; les choses se passaient déjà de la sorte bien avant qu’Aristote rédigeât un code sur la matière. Les nouveaux impérialistes vous déclament donc, sans barguigner, que toutes les couches supérieures de la société sont pourries, qu’il n’y a que le peuple, le vrai peuple, qui soit d’étoffe assez solide pour être de bon service. Ils vous assurent que les classes révolutionnaires ne sont pas les émeutiers qu’on penserait d’abord ; ce sont les marquis et les comtes de l’aristocratie de naissance, les bourgeois voltairiens de l’aristocratie d’argent et les bacheliers de l’Université, « ces bandes affamées qui encombrent toutes les voies de la société, comme les chiens qui couvrent les carrefours de Constantinople. » Le peuple, le bon peuple ne se mêlerait pas de révolutions, si on ne l’agaçait point ; il se méfie des hommes politiques de l’ancienne société : c’est pour cela qu’il ne faut pas se méfier de lui.

La conséquence directe de ce beau raisonnement sur la composition de la société en général, comment ne serait-ce pas un raisonnement analogue sur la composition particulière de l’armée ? Comment ne pas préférer aux sous-lieutenans et aux colonels, à ces aristocrates fiers de leurs épaulettes, à ces épauletiers, ainsi que les appelait justement je ne sais plus quel ambassadeur français de 1848, comment ne pas préférer à la morgue de cette hiérarchie militaire la vertu naïve, enthousiaste des caporaux et des soldats ? Il est des imaginations faciles à frapper qui se persuadent que la préférence filtre petit à petit de la doctrine dans les faits, et qu’elle se traduirait déjà par des communications qui n’enchantent point les états-majors. Puis, quelle est enfin la conclusion définitive de tout ce système de populacerie ? Aristote l’écrivait, il y a plus de deux mille ans, au chapitre des surprises : on en peut bien savoir maintenant aussi long que lui. Ayant donc posé en principe l’excellence instinctive du peuple, nos modernes Aristotes ont bientôt déduit de leurs prémisses que le peuple est naturellement