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— Nous sommes trois, dis-je à la ventera, et vous oubliez un couvert.

— Trois ! demanda-t-elle, et qui donc est le troisième ?

— Le cavalier aux longues moustaches qui était ici il n’y a qu’une demi-heure.

— Eh bien ! il y a une demi-heure, ce cavalier est parti sans vouloir attendre le souper, et il n’est pas revenu. Après tout, pourquoi vous en plaindre ? vous n’aurez que plus forte ration.

Mon domestique rentra en ce moment, et je me mis à table d’assez mauvaise humeur. Le souper me parut détestable. Tous mes efforts pour obtenir de l’hôte ou de l’hôtesse quelques renseignemens sur la barranca del Salto ne provoquèrent que cette invariable réponse : Ah ! dizquè espanta (on dit qu’il y a des revenans). Après ce triste souper et cette journée de fatigue, j’avais grand besoin de sommeil. Il était près de minuit, et je dormais déjà depuis une demi-heure, étendu dans mon sarape, sur le banc de chêne qui m’avait servi de siége, quand un bruit de pas et la brise fraîche de la nuit, pénétrant par la porte entr’ouverte, me tirèrent de mon assoupissement. Un cavalier venait de s’arrêter devant le jacal ; il mit pied à terre et entra dans la chambre qui me servait de gîte. Je le reconnus.

— Tout le monde dort-il ici ? me demanda-t-il brusquement, et reste-t-il quelques débris de votre souper ?

— Tout le monde dort, répondis-je, et mon domestique a, je le crains bien, consommé votre part.

— Peu importe ; j’ai soupé ailleurs aussi mal que j’aurais soupé ici ce que je viens chercher, c’est un abri d’abord et puis un homme assez obligeant pour ne pas me refuser un service.

— Cet homme, vous l’avez trouvé ; mais vous me devez en revanche un récit de la bataille de Calderon. L’avez-vous oublié ?

— Non certes, et nous en causerons demain ; souffrez que je fasse, avant tout, reposer mon cheval.

Et le vétéran, sans attendre ma réponse, se dirigea vers l’écurie. Quelques instans après, il revint se coucher au pied du banc où j’essayais en vain de dormir. — Trouverez-vous mauvais, me demanda-t-il, que j’affirme devant vous que je suis dans cette posada depuis six heures du soir, et que je n’en ai pas bougé ?

Je réfléchis un instant, — Faudra-t-il l’affirmer moi-même ?

— Non, votre rôle se bornera à ne rien dire ; c’est moi seul qui mentirai, s’il le faut absolument.

— Accordé, seigneur don…

— Seigneur don Ruperto Castaños, reprit l’étranger avec une sorte d’emphase, ex-capitaine de guerrillas

Cette réponse termina notre entretien. Le capitaine Ruperto ronflait bien avant que je me fusse rendormi, et ce fut lui qui me réveilla vers quatre heures du matin, pour me proposer de faire un tour dans la