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Elles avaient perdu toute faculté de calculer le temps ; il leur semblait avoir vu dans cette matinée cruelle s’écouler une vie entière de souffrances. Cependant le soleil pâle était déjà assez avancé dans sa course oblique, lorsque la fusillade sembla se ralentir, puis s’éloigner, et enfin cesser complètement. Quel parti avait triomphé ? quels combattans avaient succombé ? C’était ce que rien ne venait apprendre aux deux pauvres femmes.

La ferme de la Jaguerre ne se trouvait pas sur le chemin des fuyards. Cependant, au bout de quelques heures, ne voyant paraître personne des leurs, Renée et Marie se dirent que probablement les bleus avaient été battus, puisque les gens du pays auraient bien su venir chercher asile dans leur maison, inconnue au contraire à la masse des soldats. Cette conviction ne servait pourtant pas à les rassurer entièrement. La victoire devait avoir été chèrement payée, à en juger par la longueur du combat. Et d’ailleurs qu’était devenu Étienne ? Le silence qui régnait maintenant autour des deux paysannes les oppressait plus encore peut-être que le bruit sinistre de la fusillade. Allant et venant sans cesse du foyer à la porte ouverte, elles n’osaient s’éloigner, et brûlaient pourtant d’apprendre quelques nouvelles, fussent-elles mauvaises. Enfin Renée croit voir au loin apparaître un homme… Il marche, ou plutôt il se traîne lentement sur la terre glissante. Le cœur de la veuve bat sourdement dans sa poitrine. Cet homme est un blessé, sa démarche le prouve ; mais il est trop loin encore pour qu’elle puisse le reconnaître. Il approche ; elle commence à distinguer un shako de soldat, une buffleterie blanche, une capote souillée et déchirée… Il lève la tête avec un mouvement douloureux, comme pour juger du chemin qui lui reste encore à parcourir. Elle reconnaît Étienne, pâle, sanglant et défiguré. La mère pense à sa fille, elle retient l’exclamation qui monte à ses lèvres, elle veut la préparer au coup qui l’attend ; mais Marie, entraînée par un pressentiment secret, s’est avancée, et le cri qui sort de son cœur annonce à sa mère qu’elle a tout vu, tout compris. Renée se retourne pour la soutenir dans ses bras, contre son sein ; elle croit que l’émotion va briser sa faible enfant. Pourtant Marie ne tomba pas, ne pleura pas ; le cri qui lui était échappé trahit seul sa faiblesse. Elle écarta doucement sa mère, franchit le seuil avec la légèreté d’une biche et s’élança au-devant d’Étienne. Renée la suivit.

À la vue de Marie, Étienne fit un dernier effort ; ses pieds se raffermirent ; il atteignit le sommet de la colline, mais, arrivé à quelques pas de la porte, les forces lui manquèrent, et il se laissa tomber sur les genoux au moment où Marie s’approchait pour le soutenir.

— Les vôtres sont vainqueurs, dit-il d’une voix entrecoupée ; l’armée républicaine fuit de tous côtés… Je suis blessé à la poitrine… je crois que je vais mourir… mais mourir ici… près de vous… c’est encore du