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à quelle heure ils ont connu les souffrances communes de l’humanité. Ils sont hommes, ils ont vécu de notre vie, que faut-il de plus pour nous dévoiler la source de leurs émotions, de leurs souvenirs ? Le poète qui écrit le journal de sa jeunesse change un lingot d’or en monnaie de enivre. Il nous enseigne à ne voir dans son génie qu’une combinaison fatale d’élémens fournis par la vie réelle. M. de Lamartine n’a pas échappé aux conséquences que je signale. Il nous avait gâté Elvire dans Raphaël, et il rient de nous gâter Marthe dans Geneviève.

Quant au style des deux volumes qui m’ont suggéré ces réflexions, j’ai regret à le dire, loin d’être plus pur, plus clair, plus châtié que le style des premières Confidences et de Raphaël, il est encore plus verbeux, plus confus, chargé d’un plus grand nombre d’images inutiles ou, ce qui est pire encore, d’images qui ne présentent aucun sens. M. de Lamartine semble avoir pris à la lettre la réponse du maître de philosophie à M. Jourdain sur la différence des vers et de la prose. Il croit que tout ce qui n’est pas vers est nécessairement prose. Or, Molière, en écrivant la réponse du maître de philosophie, n’oubliait pas les conditions rigoureuses de toute prose bien faite, c’est-à-dire de toute prose vraiment digne de ce nom. L’harmonie et le nombre qui s’adressent à l’oreille, la clarté qui s’adresse à la raison, les images bien choisies qui donnent du relief à la pensée, ne figurent pas dans la définition de la prose donnée à M. Jourdain, et se trouvent pourtant dans la prose de l’Avare et de Don Juan comme dans la prose de Pascal et de Bossuet. Des images assemblées au hasard, si nombreuses, si éclatantes qu’elles soient, ne sont pas plus de la prose que des vers ; c’est un langage qui n’a pas de nom en littérature, que la rime n’excuserait pas et qui, sans la rime, n’est pas plus acceptable. Que M. de Lamartine ne se laisse pas abuser par la flatterie : depuis qu’il a renoncé à la poésie, il n’a pas écrit une page de prose. Ni l’Histoire des Girondins, ni les Confidences, ni Raphaël, ni Geneviève ne satisfont aux conditions que j’ai tout à l’heure énoncées. Or, ces conditions ne sont pas créées par une fantaisie ; elles sont respectées par toutes les nations qui possèdent une littérature ; elles étaient connues de l’antiquité, et l’Europe moderne, en les acceptant, n’y a rien changé. Ni la richesse du génie, ni l’abondance des souvenirs ne sauraient les modifier. M. de Lamartine, qui possède le don des vers, ne possède pas encore le don de la prose. Essaiera-t-il de conquérir par l’étude ce don nouveau que les abeilles n’ont pas déposé sur ses lèvres ? Je n’ose l’espérer.


GUSTAVE PLANCHE