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des visages où la race italienne respire en chaque trait ? Il n’y a pas jusqu’à ces quatre chevaux d’airain paradant sur le portail d’un temple du Christ qui ne semblent faits pour augmenter encore le trouble où vous plonge cette fantasmagorie. Voilà un trophée, ces chevaux de Lysippe, avec lequel il faut avouer que les maîtres du monde ont jusqu’à nos jours singulièrement trafiqué. Contemporains du Macédonien Alexandre, Néron et Trajan les entraînent à Rome, plus tard Constantin les conduit en triomphe à Byzance ; à la prise de Constantinople, le doge Dandolo les dirige sur Venise ; deux siècles s’écoulent, et Napoléon les emmène à Paris, puis enfin les traités les rendent à l’Autriche, qui les réinstalle à Saint-Marc, où ils sont en attendant que d’autres occasions naissent pour eux de courir le monde et les aventures. Au lieu de ce lion ailé qui figure dans les armes de Venise, on eût mieux fait de mettre un sphinx, car Venise, je le répète, n’est ni l’Orient ni l’Occident, ni le moyen-âge germanique ni la renaissance italienne, mais quelque chose de composite, de merveilleux, d’unique, en dehors de tout ce que les notions ordinaires proclament beau et grandiose. Qu’on s’étonne ensuite si le sentiment de l’Italie, dès que vous posez le pied sur la terre ferme, vous émeut comme une découverte et vous transporte comme une révélation ! Enfin voici le moyen âge de Dante, les Guelfes et les Gibelins, les Montaigu et les Capulet, les Cerchi et les Donati, et toutes ces querelles sanglantes de tribu à tribu, de maison à maison, qui se jouent dans la coulisse, tandis que la grande lutte entre la papauté et l’empire, entre l’église et l’état, occupe le devant de la scène : éternels combats de l’aristocratie et de la démocratie se disputant pour la liberté, périodes de victoires et de défaites, de licence et de despotisme, dont Venise n’a rien su, absorbée qu’elle était dans l’élément de son égoïste nationalité, et qu’on retrouve seulement à Vérone.

À Padoue, comme dans presque toutes les capitales de l’Italie, les belles églises ne se comptent pas ; nous citerons cependant au premier rang l’église de Saint-Antoine, qu’on nomme ici le Saint tout court, absolument comme à Londres on dit le Duc, pour désigner le duc de Wellington. Sur un autel de granit, au fond d’une chapelle obscure, reposent les reliques du Saint, et les stalles du chœur, si vous les interrogez, vous parleront de Pétrarque, qui, jusqu’en 1374, fut chanoine de ce chapitre. Combien de fois le docte amant de Laure a-t-il rimé là, pendant nones et matines, les strophes de ces allégoriques visions qu’inspirait à sa vieillesse la puissance de l’Amour, de la Chasteté, de la Mort, du Temps et de la Divinité ! Dùm quid sum cogito, pudet hoec scribere ; scribo enim non tanquam ego, sed quasi alius. — Un autre ! en effet, aux yeux de Pétrarque se souvenant de sa jeunesse, ce devait être un autre que lui-même, ce bonhomme ennuyé et corpulent, ce