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ce mauvais gîte. Mon premier mouvement fut de rapprocher les tisons et d’attiser de mon mieux le feu qui couvait encore sous le bûcher improvisé. J’attachai ensuite mon cheval à l’un des piliers qui soutenaient les arcades, et, tenant d’une main un tison allumé, de l’autre un pistolet, je m’engageai en chancelant dans un passage qui semblait devoir aboutir aux appartemens des anciens maîtres de l’hacienda. Ce passage ne me conduisit cependant qu’à une seconde cour, plus délabrée que la première, et d’où s’exhalait l’odeur infecte qui règne sur les champs de bataille où l’on a négligé d’ensevelir les morts. Deux cadavres gisaient dans cette cour, à peine cachés sous des amas de décombres ; je n’allai pas plus loin, je revins sur mes pas, et, en traversant pour la seconde fois le passage qui séparait les deux cours, j’aperçus une porte dont je me hâtai de faire céder le battant. J’entrai alors de plain-pied dans une salle carrée et spacieuse, dont les murs étaient garnis de tableaux troués par les balles ou déchirés par les baïonnettes. C’est là que je résolus de m’établir le plus commodément possible. Des meubles brisés étaient entassés dans un coin et pouvaient me servir de lit. Je n’avais plus qu’à chercher mon cheval pour lui faire partager mon nouvel abri, et je me disposais à sortir, quand un coup de feu fit vibrer les sonores échos de l’hacienda déserte. Une balle qui siffla en même temps à mes oreilles m’avertit que c’était à moi qu’on en voulait. Je n’attendis pas une nouvelle agression, et je me précipitai hors de la salle inhospitalière. Malheureusement j’arrivais à peine dans la première cour, que mon pied buta contre un tas de pierres ; mon pistolet m’échappa au même instant avec le tison qui m’éclairait, et, sans perdre de temps à chercher mon arme dans l’obscurité, je dus me diriger à tâtons vers l’endroit où j’avais laissé mon cheval. Là m’attendait un nouveau contre-temps : l’animal avait disparu et avec lui le reste de mon équipement, ma lance, mon sabre et mon dernier pistolet. J’étais donc seul, sans armes et blessé, à la merci de mes ennemis inconnus. Il ne me restait qu’à sortir de l’hacienda, où un mystérieux agresseur pouvait d’un moment à l’autre m’envoyer une balle mieux dirigée que la première. Je me traînai hors de ce lieu maudit, et, vaincu par la fatigue, j’allai me jeter sous l’ombrage d’un mesquito, au bord du ravin d’où montait vers moi, de plus en plus bruyante, la plainte du torrent grossi par l’orage.

J’avais déjà passé plusieurs nuits à la belle étoile, exposé au vent et à la pluie ; je connaissais toutes les voix plaintives ou terribles qui s’élèvent dans la solitude pendant la tempête ; mais les murmures qui vinrent cette nuit-là frapper mes oreilles sur le bord du torrent de la barranca n’avaient rien de commun ni avec les sifflemens du vent ni avec le bruit de la foudre. Mais-je le jouet d’une hallucination fiévreuse ? Il me semblait entendre des voix humaines, des cris de blessés ou de mourans