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au foyer pour plusieurs mois. Michel, Jeanne et Gratien composaient tout l’équipage. Tous trois remontaient lentement le fleuve, dont les vagues rasaient le bord de la barque surchargée et leur rejaillissaient au visage. À chaque bourg, le futreau était amarré à un saule, et l’on essayait de vendre ou d’échanger la tourbe, mais sans quitter le bateau. Son arrière-pont était devenu leur foyer flottant ; l’habitude avait rendu suffisante l’étroite cabane où vivaient ces bohémiens des eaux.

Cependant leur navigation était parfois difficile et périlleuse. Quand la Loire couvrait ses rives, que les forêts de peupliers enfouies sous le débordement n’apparaissaient plus au loin que comme des champs de roseaux, que les eaux troubles et bouillonnantes se précipitaient en vingt courans furieux, roulant les arbres déracinés, les chaumes épars, les berges submergées, alors souvent la barque du Bryéron luttait en vain contre la vague, et flottait emportée à la grace de Dieu. D’autres fois les glaces de l’hiver emprisonnaient le futreau pendant un mois entier près du bord ; mais, si l’air venait à s’attiédir brusquement, un long craquement retentissait au haut du fleuve, on voyait un cavalier passer bride abattue sur la rive en jetant le cri terrible : la débâcle ! et les glaçons détachés arrivaient de toutes parts comme des roches flottantes, broyant tout sur leur passage, avalanches d’autant plus redoutables qu’elles cachaient ce qu’elles avaient détruit, et emportaient mystérieusement vers la mer les cadavres et les ruines.

La jeune femme avait vu tous ces désastres et couru tous ces dangers ; mais, l’épreuve subie, tout était oublié. Au premier rayon de soleil brillant sur le futreau à demi noyé, au premier oiseau gazouillant sur les branches du bouleau encore couvert de givre, la confiance renaissait à bord ; les vêtemens mouillés étaient suspendus au cordage, la fumée du foyer remontait vers le ciel ; Michel hissait la voile, Gratien jetait son filet dans le fleuve, et Jeanne reprenait sa quenouille avec sa chanson accoutumée.

La saulnière avait vécu ainsi quatre années, libre de désirs et de soucis. Un hasard lui fit rencontrer à l’étier de Méans Pierre-Louis, qui la prit à gré, et, contre l’usage de ceux de Saillé, ne craignit point d’épouser une femme née hors de sa paroisse. Bien qu’elle ne se plaignît point du saulnier, je crus comprendre que sa légèreté joviale avait eu pour résultat de dissiper la dot de la jeune femme et son propre patrimoine.

Nous en étions là, quand la rencontre de Michel Marou lui-même rompit l’entretien. Le parrain de Jeanne était dans la Bryère avec sa sœur, occupé à enlever de la pelette. La saulnière les reconnut de loin, et mit sa monture au trot pour les rejoindre. Toutes les mules suivirent à la file, si bien que j’arrivai au moment où elle embrassait, Michel et la vieille Bryéronne.