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Pierre-Louis, vêtu de toile fine et blanche. Il marchait en sifflant une mélodie champêtre qu’accompagnaient les tintemens des grelots et les claquemens cadencés de son fouet. Tout cet ensemble avait quelque chose de frais et de galant qui contrastait singulièrement avec notre entourage ; c’était comme un rayon de lumière, de grace et de gaieté traversant les ténèbres de l’ennui. Je ne pus m’empêcher de le dire à Jeanne ; elle répondit par un hochement de tête méditatif.

— Oui, oui, reprit-elle à demi-voix, la Bryère ne rit pas à ceux qui la voient pour la première fois ; mais elle ressemble aux femmes vieillies dans le ménage, qui ont plus de mérite que de beauté. Cette vilaine campagne, voyez-vous, fait vivre quasiment onze paroisses.

— Vous l’avez habitée long-temps ? demandai-je.

— Quatorze années, dit la jeune femme en promenant sur l’aride désert un regard brillant, et ce ne sont pas les plus mauvais jours de ma vie. J’avais une coiffe de toile rousse et une jupe de berlinge, mais pas de soucis ! On a beau dire, allez, le bon Dieu n’a encore rien inventé de mieux que la jeunesse.

— Ainsi vous regrettez le passé ?

— Je ne regrette rien, monsieur, je me rappelle, voilà tout. Ah ! fallait voir les belles corvées que nous faisions dans la Bryère, quand je venais pour y enlever la pelette[1] avec Gratien.

— C’était le fils de votre tuteur ?

— Faites excuse ; Gratien, c’est un pauvre abandonné de l’hospice de Savenay que la parraine (la femme du parrain) avait pris en nourriture et qui est resté depuis au logis. Je l’ai quasiment vu grandir comme un frérot (jeune frère) ; il n’y avait pas de plus laid gars dans toute la paroisse ; mais aussi c’était la meilleure créature du bon Dieu. Depuis, par malheur, quelque mauvais esprit lui a jeté un sort et l’a fait foleyer. Il n’est pour ainsi dire jamais au logis, et depuis mon mariage je ne l’ai point revu.

Elle me fit ensuite l’histoire de ces premières années passées dans la Bryère. C’était là qu’elle avait grandi, essayé ses forces, là qu’elle s’était comprise et qu’elle avait entrevu les mille horizons ouverts par l’espérance. Elle m’expliqua tout cela sans le savoir elle-même, en me racontant naïvement son passé. Pour me dire ce qu’elle avait senti, elle me dit ce qu’elle avait fait.

Son parrain, Michel Marou, coupait tous les ans dans la Bryère plusieurs milliers de mottes qu’il embarquait à l’étier de Méans, et qu’il conduisait lui-même en Loire. Le futreau dérapait chargé de sa montagne de tourbe ; l’unique voile était hissée au mât, et l’on disait adieu

  1. On appelle la Pelette la première couche de tourbe. Les Bryérons l’enlèvent au boyau, au commencement de l’été, et la réservent pour leur usage personnel. La couche du dessous fournit la tourbe marchande.