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cela était dit avec une loquacité vagabonde qui donnait plutôt l’idée d’une infirmité de l’esprit que d’une souffrance du cœur. La passion était ici dépouillée de son poétique cortége de réserve et d’exaltation ; la mélancolie sans grace ne paraissait plus qu’une maladive tristesse. À peine si, de loin en loin, un frisson de fièvre, un cri douloureux traversait les triviales confidences du boiteux. Comme les plantes délicates qu’un germe égaré a fait croître sur le chaume d’une étable, l’amour, dépaysé dans cette ame, ne pouvait ni trouver sa place ni exhaler son parfum ; la fleur rare s’était épanouie hors du vase précieux qui la réclamait.

J’écoutais ces récits entrecoupés avec un intérêt combattu, quand un coup de feu retentit dans l’éloignement ; je redressai la tête : un second coup se fit entendre, et cette fois il me sembla suivi d’une vague rumeur. Je posai la main sur le bras de Gratien pour lui imposer silence ; mais il n’avait rien remarqué. Je restai un instant partagé entre ses confidences diffuses et je ne sais quelle préoccupation inquiète. Il me semblait que la rumeur se rapprochait ; bientôt il n’y eut plus de doute, des cris perçaient la nuit ; j’entendis les portes des maisons s’ouvrir ; les voix devenaient plus nombreuses ; des pas précipités se dirigeaient de notre côté ; le nom de Pierre-Louis frappa mon oreille mêlé à des exclamations et à des clameurs. Un pressentiment funeste me saisit ; je laissai là Gratien, je courus vers la maison : au moment où je poussais la porte qui donnait sur le jardin, celle de la rue s’ouvrit, et deux hommes entrèrent portant dans leurs bras le saulnier couvert de sang.

Pierre-Louis et ses compagnons avaient compté sur l’ivresse du Parisien pour tenter, près de sa panthière, un enlèvement de faux sel, et la balle du douanier venait de frapper mortellement le saulnier. Jeanne, occupée de son enfant, n’avait rien soupçonné, rien entendu ; au moment où les pas retentirent sur le seuil, elle retourna la tête, et son premier regard rencontra le cadavre !

On n’essaie point de peindre de pareilles scènes. En reconnaissant le mort, la saulnière s’était élancée vers lui ; les voisins accourus l’entouraient, parlaient tous à la fois. Pendant quelque temps, ce fut un chaos de plaintes, de consolations, au milieu duquel la voix de la veuve restait étouffée. Je m’approchai enfin du groupe bruyant, et je pus apercevoir Jeanne, qui semblait étrangère à tout ce qui l’entourait. À genoux près du mort, elle essuyait avec son tablier le sang qui coulait de sa blessure, elle l’embrassait et l’appelait comme s’il eût pu lui répondre. On eût dit que, foudroyée par ce coup imprévu, elle ne le sentait pas encore complètement ; mais peu à peu l’inutilité de ses appels et de ses embrassemens parut l’épouvanter : elle se redressa, d’un air égaré, et nous tendit ses mains couvertes de sang.