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visiblement l’abolition de l’esclavage, et qui, en la proclamant, ne put détacher de l’ennemi ni ces deux chefs ni le noyau de leur armée. Ainsi, voilà les noirs jugés. Les uns n’étaient que des brutes inertes, qui se battaient stupidement, sans s’enquérir de liberté, pour le premier parti qui les armait ; les autres, que des brutes perverties qui se battaient sciemment contre la liberté, de volontaires séides de leur propre dégradation, — des nègres légitimistes, pour tout dire[1] ! Le mot peut paraître dur, mais on l’a très gravement imprimé.

Regardons pourtant au fond des choses et voyons si, sous toute cette stupidité de courage, sous toute cette indifférence automatique, cette sauvagerie, ces abominations, voire sous ce légitimisme nègre, — il n’y avait pas des instincts très réels de réhabilitation sociale et de liberté.

Et d’abord, pour des gens qu’on bat en général, quel est le côté saillant et enviable de la liberté ? Avant tout, le droit de battre et de n’être pas battus. Les noirs qui combattaient de si bonne volonté pour les planteurs faisaient donc de la liberté à leur façon. En devenant soldats, ils se voyaient monter d’un cran dans la hiérarchie humaine ; ils se trouvaient assimilés aux affranchis, qui étaient seuls admis jusque-là dans les compagnies coloniales. Pour des noirs transportés d’Afrique en particulier, et qui n’avaient jamais lu le Contrat social, que pouvait être encore la liberté ? L’état qui avait précédé l’esclavage, le droit de vivre comme en Afrique, de se faire tuer pour des queues de vaches, des coqs blancs et des chats noirs, et de porter à bras des chefs empanachés de plumes et qui ont droit de vie et de mort[2]. Chez ces pauvres esclaves qui semblaient ne vouloir changer que de chaînes, il y avait non-seulement un réveil de liberté individuelle, mais, qui plus est, un réveil confus de nationalité. Pour les chefs noirs, enfin le nec plus ultrà de la liberté et de la dignité humaine, c’était évidemment de faire ce que faisaient les chefs blancs, c’est-à-dire d’avoir des habits galonnés, de posséder des nègres et de dormir avec des blanches, et voilà pourquoi Jean-François, Biassou et Jeannot vendaient des nègres, violaient des blanches et portaient tant de galons. C’était toujours la déclaration des droits de l’homme, mais traduite en mandingue et quelque peu empreinte, à l’occasion, de l’inculte férocité des traducteurs. En fait de cruauté, d’ailleurs, les blancs, dans leurs

  1. Leurs chefs écrivaient aux commissaires de la république : « Nous ne pouvons nous conformer à la volonté de la nation, parce que, depuis que le monde règne, nous n’avons exécuté que celle du roi ; nous avens perdu celui de France, mais nous sommes chéris de celui d’Espagne, qui nous témoigne des récompenses et ne cesse de nous secourir. Comme cela, nous ne pouvons vous reconnaître commissaires que lorsque vous aurez trouvé un roi. »
  2. C’est ce qui se pratiquait à l’armée d’Hyacinthe.