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les charges du préjugé de couleur[1], les affranchis auraient-ils pu résister à la tentation d’en recueillir le bénéfice ? Ce n’est qu’en s’éloignant des noirs qu’ils se rapprochaient de la race privilégiée. Inutile de dire que les rôles étaient complètement changés, et que du jour où les affranchis étaient devenus citoyens, c’est-à-dire politiquement et civilement égaux à cette race, le préjugé de couleur ne pouvait plus leur apparaître que par son côté blessant. Ils avaient tous les premiers intérêt à faire oublier la seule cause d’infériorité sociale qui pesât désormais sur eux, à effacer jusqu’au germe de distinctions qu’ils n’auraient pu maintenir en bas sans les autoriser en haut, à réhabiliter, en un mot, ce sang africain qui, après tout, coulait dans leurs veines[2]. Les hommes de couleur l’avaient si bien compris, qu’à Paris et à Saint-Domingue, c’était d’eux qu’avaient émané les premières demandes d’affranchissement général ; mais des masses à demi sauvages ne pouvaient voir ni si loin, ni si juste, et de nouveaux incidens achevèrent de leur donner le change.

Sonthonax, irrité de la trahison des quelques hommes de couleur qui étaient passés du côté de l’ennemi, alla trop loin dans la première explosion de sa colère, et sembla s’en prendre aux anciens libres en général. Les principaux chefs mulâtres, Villate, Bauvais, Monbrun, Rigaud, qui ne s’étaient pas montrés moins irrités et moins sévères que lui contre les traîtres dont il s’agit, furent naturellement froissés par ces accusations collectives. Sonthonax, à son tour, crut voir dans leur mécontentement, beaucoup trop vivement exprimé aussi, le symptôme de défections nouvelles, et, pour neutraliser les anciens libres, il finit par les dénoncer ouvertement comme les ennemis de la république et des noirs en même temps qu’il affectait de donner toute sa confiance à ceux-ci. On comprend quels effrayans échos dut trouver dans les masses africaines une imputation dont Bon Dieu Sonthonax lui-même se faisait le garant. De plus en plus aigris et découragés par ces défiances, quelques-uns des chefs mulâtres en viennent presque à les justifier. Monbrun et Bauvais, par la mollesse de leurs opérations, paraissent de connivence avec les Anglais ; Villate, de son côté, provoque une émeute contre le gouverneur Laveaux et le fait arrêter pour se mettre à sa place. Toussaint, accouru avec dix mille noirs, délivre Laveaux, qui le proclame le « Messie de la race noire » et le fait son

  1. Les esclaves n’avaient encore rien à reprocher ici à la classe affranchie. Les nègres créoles se croyaient très supérieurs aux bâtimens, aux baptisés debout, comme ils appelaient les nègres venus d’Afrique.
  2. Le sang africain était même sans mélange chez les deux sixièmes des anciens libres. Les mulâtres figuraient dans la population affranchie pour trois sixièmes, et les nuances supérieures pour un sixième seulement. Nous empruntons ces chiffres à Moreau de Saint-Méry.