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l’armée, la défection possible des généraux qui, s’étant constitués fermiers des meilleures plantations, auraient pu être séduits à la longue et par les garanties qu’offrait l’administration de Christophe à la grande culture, et surtout par la perspective de voir transformer leurs baux de ferme en fiefs ; — donner aux masses noires la preuve palpable que la classe jaune, en les appelant autour d’elle, entendait, non pas les exploiter, comme répétait Christophe après Toussaint, mais bien les associer à son bien-être et à ses droits ; — intéresser enfin ces masses à l’indépendance du territoire et susciter en elles par l’esprit de propriété le goût du travail dont sa couleur lui interdisait d’imposer trop ouvertement l’obligation : tel est le but multiple que Pétion s’était proposé d’atteindre. Dans cette pensée, il morcela le domaine national. Une partie fut distribuée, par petits lots proportionnés au grade, aux vétérans d’abord, puis aux différentes catégories de militaires et de fonctionnaires en activité. Le reste fut mis en vente, également par parcelles et à très bas prix, dont Pétion, pour hâter les résultats politiques qu’il poursuivait, provoquait tout le premier l’avilissement. L’appât réussit au-delà de toute prévision. Parmi les cultivateurs laborieux, ce fut à qui profiterait des facilités qui lui étaient offertes pour devenir propriétaire. Ceux dont le pécule n’était pas suffisant prirent à ferme, avec partage égal du produit, les lots des concessionnaires militaires et civils à qui leurs fonctions ou leur inexpérience agricole ne permettaient pas l’exploitation directe, et devinrent à leur tour propriétaires de fait ; mais ici encore le mal se manifeste à côté du bien : la grande culture, qui peut seule fournir avec avantage au commerce extérieur le sucre, le café, l’indigo, le coton, c’est-à-dire les principaux élémens de la richesse coloniale, acheva de perdre à cette transformation le petit nombre de bras assidus qu’elle avait pu retenir. C’était d’autant plus regrettable que Pétion comprenait bien mieux que Christophe les intérêts commerciaux de son pays. Tout en cherchant à montrer à la France que, pour reconquérir Saint-Domingue, elle aurait désormais cent mille propriétaires à exterminer, le chef mulâtre ne se dissimulait pas que la simple possibilité d’une nouvelle expédition Leclerc équivalait pour l’île à un blocus, et que la reconnaissance amiable de la nationalité haïtienne par notre gouvernement pouvait seule relever la valeur du capital territorial, appeler les capitaux étrangers, fomenter la production et donner aux échanges transatlantiques la sécurité de transports et la liberté de débouchés sans lesquelles ils deviennent impossibles ou ruineux. Au lieu de se retrancher vis-à-vis de nous dans l’isolement farouche et stupide de Christophe, Pétion s’était hâté de poser le principe d’une indemnité pécuniaire qui devint la base des négociations et a fini, comme on sait, par prévaloir.