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tard dans l’avènement d’un monarque gascon, Henri IV. La langue de maître Bérenger est déjà, aux désinences près, celle de Marot ; ce qu’on a appelé plus tard la langue marotique n’est que du roman traduit en français. C’est aussi à l’école de maître Bérenger et de ses devanciers que Marot avait, selon toute apparence, appris les formes de la versification et en particulier le vers de dix pieds, son vers habituel et familier, qu’il manie avec tant de grace et d’aisance. L’ordre des dates est ici une démonstration péremptoire ; le vers de dix pieds, ce vers si français, qui a été plus tard si aimé de Voltaire, avait été inventé, comme tout le reste par les troubadours et porté à sa perfection par leurs successeurs : Molinier et Bérenger en font foi.

La Plainte de la Chrétienté contre le Turc valut à maître Bérenger de l’Hôpital la violette d’or ; nous retrouvons le même auteur dans le recueil publié par M. Noulet pour deux autres poésies qui lui valurent deux autres prix : l’une est un vers figuré en l’honneur des nobles capitouls de Toulouse, qui obtint l’églantine en 1459, et l’autre un vers à la louange de Toulouse, qui obtint le souci en 1467. Ces deux pièces avaient précédé la Plainte de la Chrétienté et lui sont fort inférieures. Dans la première, maître Bérenger personnifie chacun des capitouls (on appelait ainsi les magistrats municipaux de Toulouse) par une vertu ; le premier capitoul représente l’honnêteté, le second la diligence, le troisième la bonne foi, etc. La versification ne vaut guère mieux que la pensée ; le poète est encore jeune et à son début. Le vers à la louange de Toulouse est un peu mieux tourné : Bérenger y appelle Toulouse la soeur de Rome, et cette qualification ambitieuse n’était pas alors sans vérité. Même aujourd’hui, pour le promeneur solitaire qui cherche à Toulouse les traces à peine effacées du passé, il y a dans la physionomie de certains quartiers reculés quelque chose de la grande figure de Rome, et, mieux encore que le regard, la réflexion rapproche involontairement de la ville suprême des souvenirs cette cité, antique aussi, où a fleuri la civilisation gallo-romaine, où s’est conservée dans le moyen-âge la triple tradition du droit romain, de la foi catholique et de la langue romane, la cité de Cujas, de l’inquisition et de Molinier.

Mais la fatalité des décadences est inévitable. Quel que fût le talent personnel de Bérenger de l’Hôpital, quelles que fussent les traditions de la civilisation méridionale dont il était entamé et imprégné, il n’a pu vaincre jusqu’à ce jour l’obscurité. Son talent était condamné d’avance à l’avortement ; nous ne connaissons de lui aucune autre œuvre que celles qui nous sont révélées par M. Noulet, et il n’est que trop probable qu’il n’a rien laissé de plus. C’est assez pour faire connaître aux curieux une époque de la poésie, ce n’est pas assez pour ressusciter une renommée. Maître Bérenger ne fera qu’ajouter un nom de plus à la longue liste des poètes étouffés par la destinée. Si, au lieu de naître en-deçà des Alpes, il était né au-delà, il aurait fait peut-être comme les poètes italiens, qui se glorifiaient d’avoir eu les troubadours pour maîtres, et qui ont fait oublier les troubadours. Dans tous les cas, on ne peut que féliciter l’académie des Jeux Floraux d’avoir ainsi rappelé à la lumière Molinier et Bérenger de l’Hôpital, l’un le législateur de la poésie romane, l’autre le dernier de ses poètes. Ces deux noms ont désormais pris rang dans l’histoire littéraire moderne.


LEONCE DE LAVERGNE.