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de verdure, et au sud le Salcantay, avec son pic blanc, termine bien le paysage.

Le lendemain de mon arrivée au hameau de Santa-Anna, des boîtes, des fusées et le son des cloches annonçaient aux habitans de la paroisse et aux rares voyageurs qui passent dans la vallée que l’on célébrait une fête d’église importante. On exécuta en effet une messe à grand orchestre, avec accompagnement de violons ; de guitares et de harpes. Les basses étaient soutenues par une sonnerie de conques qui faisaient un houhou assourdissant. Les Indiens arrivèrent à la messe, portant des croix de bois ; ils les déposèrent près de l’autel, où le curé les bénit. Après la messe, le curé se plaça près de la porte de l’église, dont un seul battant restait ouvert, et les Indiens se mirent en devoir de sortir, chacun sa croix à la main. Quand ils arrivaient au curé « Tatai (père), disait l’Indien de son ton ordinaire de mendiant, tatai, ma croix est bien petite, elle ne vaut pas plus de quatre réaux. — Comment, coquin ! reprenait le curé, quatre réaux une croix comme celle-là ? elle vaut deux piastres. — tatai, pour une piastre ! — Allons, donne et passe à un autre. » La vente des croix bénies achevée, la recette montait à près de trois cents piastres. Le curé s’avança sur le seuil de son église : « Holà, mes ouailles, cria-t-il à la foule assemblée et bénie, souvenez-vous bien que cette croix a pour cette année un grand nombre de vertus, mais qu’elle ne vaudra plus rien l’année prochaine » Les deux jours suivans, ces mêmes croix furent exposées en public, chacune dans une chapelle provisoire faite de toile et de branches d’arbres. Jour et nuit, les Indiens, hommes et femmes, dansèrent et chantèrent tout en buvant de la chicha et du rhum devant ces chapelles en l’honneur des croix. Dans notre Europe, ce genre d’hommage à la divinité serait trouvé impie ; à Santa-Anna, personne n’y prenait garde.

Des nouvelles nous arrivèrent de la mission voisine, portées par un arriero qui conduisait au Cusco dix mules chargés de coca : tout ce qu’il avait pu ramasser, à 5 piastres l’arrobe, dans les vallées de Santa-Anna, d’Icharate et de Cocabambilla. Je le questionnai sur la mission, les missionnaires, les sauvages : il me répondit qu’il n’y avait plus de bonne foi à Icharate et Cocabambilla, que les habilitadores (prêteurs sur le gage de la récolte) étaient indignement trompés au temps du travail de la coca ; que, lorsqu’il fallait des ouvriers pour bêcher le pied des arbres de coca, les arroser, enlever le ver qui les détruit, les planteurs venaient supplier les habilitadores de leur acheter leur future récolte à 2 piastres l’arrobe ; mais une fois le marché conclu, quand les habilitadores venaient chercher la récolte, la coca était déjà vendue à 4 piastres et transportée au Cusco, où l’arrobe atteignait le prix de 14 piastres. Encore si les sauvages mâchaient de