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dans son œuvre ; il croit en lui ; il n’a rien de vulgaire, rien de trivial ni de mesquin ; la dignité personnelle l’environne, et pourtant nous lisons ses écrits plutôt avec notre intelligence qu’avec notre cœur, notre sang et nos fibres. Il lui manquait la sympathie. Voyez Jean-Paul au contraire ; il est incorrect, bizarre, décousu ; tout est en lambeaux dans ses écrits : l’ordre, la logique, l’esprit de suite, l’art de la composition, la précision de la pensée, toutes ces qualités lui font défaut, et malgré cela il nous entraîne, nous charme et nous captive ; c’est qu’il avait une sympathie profonde. Ses écrits nous font marcher comme dans une nébuleuse et céleste voie lactée où nous ne voyons rien bien distinctement, mais où nous nous sentons rafraîchis et purifiés, baignés dans une atmosphère d’amour, et où nous entendons de tous côtés les accens, de la tendresse et les sons des hymnes pieux. Jean-Paul et Goethe sont, qu’on me passe l’expression, deux hommes de lettres dans le sens le plus élevé et pour ainsi dire le plus idéal du mot, c’est-à-dire des hommes faisant leur occupation habituelle des choses de la pensée, et n’ayant donné à leur vie d’autre direction qu’une direction toute morale. Maintenant, voulez-vous prendre des exemples parmi les anciens écrivains, parmi les hommes qui étaient écrivains accidentellement, après avoir traversé toute sorte d’autres professions plus matérielles ? Alors mettez les écrits de Montaigne en regard de ceux de Cervantes. Certes, on ne peut pas dire que Montaigne n’a pas de sympathie : il en a peut-être plus que Goethe ; mais combien cette sympathie est étroite, combien elle ressemble, à de l’égoïsme, si nous la comparons à celle du doux et héroïque Cervantes ! Cervantes et Jean-Paul avaient été pauvres et souffrans ; Montaigne et Goethe avaient été riches et heureux. Aucune fatalité ne les avait torturés, aussi nulle providence ne les a bénis. Heureux donc l’écrivain éprouvé par le sort, car ses douleurs, réveillant en lui la sympathie, lui assurent par cela même la domination sur les ames ; le monde appartient à la sympathie bien plus qu’à l’intelligence.

Ainsi donc, nous avons vu comment il était possible à l’homme de lettres de lettres d’accord son expérience avec la profession qu’il a choisie instinctivement, de réconcilier son caractère avec sa vocation prématurée ; mais il a un moyen plus élevé de racheter sa première erreur. Lorsqu’il arrive à sentir que ces ardeurs intellectuelles, comparables aux ardeurs d’un jeune sang, qui l’avaient jeté dans la carrière littéraire commencent à s’amortir, lorsque la vie l’a purifié par ses épreuves et que la raison n’est plus encombrée par les fleurs trop épaisses de la jeunesse et du bonheur, qu’il s’interroge et, qu’il se propose un grand but ; qu’il fasse servir maintenant son caractère à sa profession, comme il a jadis fait servir sa profession à la satisfaction de ses goûts ; qu’il emploie son expérience à découvrir la vérité comme cette