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des Italiens en Espagne. Elle fut due, comme l’a remarqué M. Ticknor, à la supériorité, incontestable alors, des Italiens, mais elle ne modifia pas d’abord très sensiblement la littérature ; du moins deux de ses branches, le roman et le théâtre, conservèrent au milieu de la conquête italienne leur physionomie toute particulière.

Que les Espagnols tiennent des Arabes, ou qu’ils doivent à la nature le don de conter, c’est ce qu’il est assez difficile de décider, aujourd’hui, personne d’ailleurs ne conteste à Cervantes la gloire d’avoir écrit le plus spirituel et le plus amusant des romans. M. Ticknor rend toute justice à cet incomparable écrivain, qui, au milieu des plus cruelles épreuves, a créé l’œuvre la plus gaie peut-être qu’on connaisse. On a traduit Don Quichotte dans toutes les langues, et ses commentateurs formeraient seuls une bibliothèque. Pour ma part, je sais bon gré à M. Ticknor d’avoir rejeté toutes les profondes et subtiles rêveries que plusieurs doctes critiques ont inventées à propos du Don Quichotte. Laissons à de graves professeurs allemands le mérite d’avoir découvert, que le chevalier de la Manche est la symbolisation de la poésie, et son écuyer celle de la prose. Ils diraient volontiers à Cervantes comme les femmes savantes à Trissotin :

Ah ! quand vous avez fait ce charmant quoi qu’on die,
Avez-vous compris, vous, toute son énergie ?
Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu’il nous dit,
Et pensiez-vous, alors y mettre tant d’esprit ?


Un commentateur découvrira toujours dans les ouvrages d’un homme de génie mille belles intentions qu’il n’avait pas ; mais je pense qu’au sujet du Don Quichotte, le plus, sûr est de s’en tenir, avec M Ticknor, à l’opinion vulgaire et au témoignage de Cervantes lui-même. Son but fut de railler les romans de chevalerie et de combattre la vogue prodigieuse qu’ils avaient obtenue à cette époque. Don Quichotte fut la protestation d’un homme d’esprit et de bon sens contre la folie de ses contemporains. La manie des romans avait gagné toutes les classes de la société, et les anecdotes suivantes, que j’emprunte à M. Ticknor, feront connaître l’état du goût public avant que Cervantes le réformât.

Un gentilhomme revenant de la chasse trouve sa femme, sa fille et leurs demoiselles suivantes (doncellas) les larmes aux yeux et les traits bouleversés. « . Quel malheur vous est il survenu ? Demande-t-il tout effrayé. — Rien, et les larmes redoublent. — Mais, enfin, pourquoi pleurez-vous ? — Hélas ! Amadis est mort ! » - Plusieurs auteurs graves, laïques ou religieux, attestent qu’à la fin du XVIe siècle personne ne connaissait d’autre lecture, et que bien des gens, pas trop fous d’ailleurs, croyaient aux aventures merveilleuses des chevaliers de la Table-Ronde plus fermement qu’aux témoignages historiques les plus respectables. Enfin, en 1555, les cortès crurent devoir s’occuper de cette