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et aux sociétés dites goguettes, l’échelle de ces spectacles parcourt tous les degrés de l’intelligence et de la fantaisie humaines[1].

Si de ce chiffre prodigieux de spectateurs on veut rapprocher celui de deux cent mille indigens que la charité publique a secourus l’année dernière, on verra dans quelles proportions, avec quelles largesses le pain et les cirques sont distribués à la population de Paris[2]. Le budget de l’état fournit sa contribution aux plaisirs de la capitale. Les théâtres reçoivent une subvention qui a varié depuis 1,800 jusqu’à 1,200,000 francs. Cette dépense se justifie par les meilleures raisons. Certes, si pour 1 ou 2 millions le législateur peut exercer une surveillance et une autorité salutaires sur un instrument de prédication et de propagande aussi puissant que le théâtre, jamais argent n’aura été mieux employé ; mais en réalité quel a été l’effet moral du théâtre dans ces dernières années ? quels ont été les leçons, les exemples qu’il a donnés au public ? A-t-il résisté au mal, ou l’a-t-il au contraire propagé ? C’est ce qu’on peut examiner rapidement, à l’aide d’une excellente enquête faite sur la question des théâtres devant le conseil d’état. Cet examen simplifiera fort la question même que je voudrais traiter, et qui n’est qu’un épisode de la question générale : l’invasion de la politique dans le drame, et les tentatives faites à plusieurs reprises pour introduire sur la scène française la satire personnelle, la comédie renouvelée d’Aristophane.

On peut dire hardiment que c’est au théâtre et au théâtre seul que le plus grand nombre des spectateurs viennent apprendre tout ce qu’ils sauront jamais de la société et du monde, en dehors du cadre étroit où la vie réelle se renferme pour eux : ce que chacun de nous sait par son expérience personnelle est sans doute ce qu’il sait le mieux, ce qui est le plus profondément acquis ; mais c’est une portion infiniment petite de nos connaissances. Nous y ajoutons tout ce que l’étude, la lecture, les récits, l’expérience des autres en un mot peut nous fournir. Les classes laborieuses, au contraire, n’ont guère que deux enseignemens : l’église et le théâtre. L’église les entretient de leurs devoirs ; le théâtre ne les occupe que de leurs plaisirs. Il n’y a point à s’étonner si bientôt dans les grandes villes elles désertent les leçons de l’une pour les amusemens faciles et bruyans de l’autre ; mais il faut s’étonner et se plaindre qu’on livre à des doctrines empoisonnées des intelligences vives, curieuses, ouvertes, par leur ignorance même, à tous les sophismes du vice et des factions.

Le théâtre en lui-même est-il bon ou mauvais ? méritait-il les foudres

  1. Voyez le Rapport au conseil d’état sur la liberté des théâtres, 1850.
  2. Le nombre des indigens secourus à domicile en 1848 a été de 95,709, celui des indigens traités dans les hôpitaux de 83,279, des enfans trouvés 5,600, etc. La dépense a été d’environ 18 millions.