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ne prétend pas avoir raison le jour même et devant les courtisans de Versailles. Le poète dramatique a besoin de la foule et de son suffrage il lui faut le succès, et le succès immédiat. Il ne connaît de la gloire que le côté le plus positif, la partie matérielle en quelque sorte. Les bravos de la multitude, la passion de l’auditoire qu’il rencontre, exprime et soulève, les transports du parterre qui le traîne sur la scène, voilà son domaine et son triomphe. Pour réussir, il faut marcher avec son siècle, adopter ses idées, ses préjugés même. L’auteur dramatique n’est point un penseur, c’est le traducteur de la pensée universelle, le dirai-je, hélas ! souvent son flatteur et son corrupteur. Quand la loi nécessaire est le succès, tous les moyens paraissent bons pour l’obtenir ; vis-à-vis du parterre, les auteurs dramatiques sont comme les courtisans devant le monarque il faut plaire au maître. Heureux encore quand ce maître est Louis XIV ! Tout plie devant la gloire sans avoir à s’abaisser. Les grands génies ne commandent pas, ils inspirent. Sous la puissante impulsion de Louis XIV, le théâtre conspira, comme la chaire, comme le barreau, comme les belles-lettres et toutes les forces intelligentes qui dirigent la société, à faire pénétrer et régner partout la pensée souveraine. Après Corneille et La Fontaine, qui conservent quelque peu la trace des mouvemens et des troubles de la régence, qui discutent devant Auguste sur la forme du meilleur gouvernement, ou osent dire en bon français : Notre ennemi, c’est notre maître, Racine et Molière font du théâtre un instrument puissant de l’établissement monarchique de Louis XIV, instrumenta regni. Racine donne à la royauté, dans toutes ses pièces, un caractère majestueux et souverain qui reste dans les imaginations comme l’idéal de la royauté. De son côté, Molière s’attaquait à tout ce qui déplaisait au roi. Les Précieuses ridicules, Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, se raillaient de tout ce qui pouvait offusquer son autorité ; tout conspirait à l’ordre, tout marchait à l’unité.

Le spectacle des grandes infortunes de l’histoire, et surtout de l’histoire ancienne, le jeu des intérêts et des passions dans le monde, les travers des classes entre lesquelles se partageait la société, voilà ce qui suffit alors à l’art dramatique. Cinna, Athalie et le Misanthrope se mouvaient à l’aise dans ce cadre, qui paraît étroit de nos jours. Chose singulière, et qu’il faut noter pour l’édification des partisans des libertés illimitées, c’est sous le régime de la tutelle royale et sous l’empire des règles d’Aristote que s’est développée la gloire de cette scène que le génie français a peuplée de ses chefs-d’œuvre. Il nous parait que Racine, Molière et les autres portaient légèrement cette double charge. De nos jours, les auteurs dramatiques n’ont pas eu les épaules aussi fortes. Ils ont secoué d’abord le joug d’Aristote ; que pouvait-on faire avec ces absurdes règles qui défendaient de traiter tout sujet dont le héros,