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appui au juge littéraire, rien de mieux ; qu’il ait bien soin seulement de ne jamais se substituer à lui. Dans la ferveur de son zèle M. Barthel semble avoir plusieurs fois confondu les deux rôles. Ce n’est pas encore un reproche que je lui adresse, c’est un avertissement pour ses travaux futurs. M. Barthel vient de prendre une place trop élevée dans la critique pour que nous ne souhaitions pas à ses écrits toute l’influence qu’il est digne d’exercer. Il ne faudrait pas que ses justiciable, puissent décliner sa compétence, et c’est ce qui ne marquerait pas d’arriver bientôt, si un tribunal littéraire, était transformé insensiblement en tribunal théologique. Ne mettons pas d’enseigne, Pascal l’a dit. C’est d’après les lois éternelles de l’art, c’est à la splendide lumière du beau qu’il faut juger les œuvres de l’imagination. Soyez sûr que la pensée religieuse, sans qu’il y ait besoin de se prévaloir sans cesse, viendra naturellement fortifier vos paroles. Prononcez au nom de la raison, et le christianisme, qui est la raison suprême, confirmera vos arrêts sans avoir paru les imposer. Pour ramener les esprits au vrai, pour triompher des systèmes désastreux dans cette Allemagne troublée, les argumens théologiques ne seront jamais bien efficaces ; c’est la philosophie qui a fait le mal, c’est à la philosophie de le guérir.

La philosophie, dans l’ouvrage de M. Barthel, aurait pu se montrer en effet plus exigeante et plus sévère. Moins théologien et plus pénétré de la vraie philosophie de l’art, il aurait pu demander davantage eux écrivains qu’il juge et condamner plus rigoureusement ceux qui n’ont pas satisfait à leur tâche. La poésie allemande de ces quinze dernières années malgré de brillantes qualités, qu’on ne saurait méconnaître, n’a pas su conserver ce qui est la première condition de l’art, l’indépendance de l’inspiration. Maintes choses étrangères ont réussi à s’y introduire par fraude. Les systèmes des philosophes ou de ceux qui usurpaient ce nom, les utopies des rêveurs, les rancunes mêmes et les ambitions des politiques ont envahi tour à tour les domaines de l’art, et la poésie, aliénant sa liberté dans l’espoir de plaire à la foule, s’est résignée trop souvent à n’être que l’humble servante des passions de chaque jour. Ainsi, pour ne citer qu’un seul exemple, la part que la philosophie hégélienne occupe dans les compositions poétiques de l’Allemagne est vraiment extraordinaire. Je ne parle pas seulement des écrivains qui se sont donné la tâche expresse de traduire en strophes ou en hymnes, la doctrine des jeunes hégéliens ; je ne parle pas de l’Évangile des Laïques de M. Frédéric de Sallet, ni des Vigiles de M. Léopold Schefer ; les chanteurs les plus insoucians en apparence ont été dans maintes occasions, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, les interprètes de ce panthéisme, ou plutôt, puisqu’on ne craint pas d’avouer les choses plus crûment, de cette religion de l’homme qui, sous mille formes, s’est insinuée partout. Un penseur clairvoyant n’aurait pas dû négliger un tel sujet, et M. Barthel était digne de poursuivre dans ses détours mystérieux ce subtil ennemi qu’il connaît mieux que moi. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Est-ce sa pénétration qui est en défaut ? ou bien est-il tellement ému des charmes de la poésie, que l’émotion dissimule à ses yeux ce qu’il est si capable de bien voir ? Cette disposition serait fâcheuse ; mais non, la vérité est que M. Barthel n’ose pas assez. Au lieu d’attaquer de front son adversaire, il semble mettre tout son art à tourner les obstacles. Je ne dirai pas qu’en cela encore il est trop théologien ; il est du moins trop bienveillant, et cette bienveillance, dangereuse