« Nul homme, nul écrit contemporain n’avait pu modifier sa pensée ; elle s’était modifiée elle-même par sa propre sagacité[1]. » Il fixa son regard sur les faits intérieurs de notre nature intellectuelle. Ces faits lui parurent altérés dans la doctrine régnante ; il les rétablit tels qu’il les voyait. Il est permis de croire cependant qu’en dehors de ce point de vue strictement psychologique, l’expérience de la vie et des observations dont son état moral fournissait la matière contribuèrent pour leur part à la modification profonde de ses pensées. Les documens de sa vie intime, très rares malheureusement pour cette période de sa carrière, jettent cependant quelque jour sur ce sujet.
On a vu le jeune solitaire de Grateloup demander le bonheur aux jouissances passives que des causes étrangères peuvent déposer dans l’ame. Les joies de cette espèce sont bien fugitives, elles périssent au moindre choc, et, fussent-elles permanentes, elles ne sauraient encore nous rendre heureux, parce qu’elles varient incessamment et que nous avons besoin de donner une base fixe à notre existence. Hors d’une base fixe, d’un but un et constant, il n’est pas de calme, pas de paix ; il n’est donc pas de joie sérieuse et durable. Les résultats de cette double expérience sont fortement exprimés dans ces paroles de M. de Biran qui datent de l’époque où la seconde forme de sa pensée philosophique atteignait l’apogée de son développement. « Je ne suis plus heureux par mon imagination ;… ma vie se décolore peu à peu… Y a-t-il un point d’appui et où est-il ? » Le point d’appui, qui ne se trouve pas au dehors, c’est au dedans, c’est dans la puissance intérieure de l’ame qu’il faut le chercher. Se raidir contre les impressions variables au lieu de s’y abandonner ; se retirer dans le sanctuaire de sa conscience et braver de là la souffrance et la maladie aussi bien que les coups de la fortune ; se rendre maître de soi et chercher sa joie dans cette possession, dans le sentiment de sa dignité, dans l’orgueil d’une bonne conscience, — telle est la voie qui s’ouvre assez naturellement aux hommes qui, sans avoir renoncé à trouver le bonheur, ont constaté que ce bonheur ne saurait découler pour nous de sources qui nous soient étrangères. Cette voie, M. de Biran y entre et s’y avance. « Il faut voir, dit-il, ce qu’il y a en nous de libre et de volontaire et s’y attacher uniquement. Les biens, la vie, l’estime ou l’opinion des hommes ne sont en notre pouvoir que jusqu’à un certain point : ce n’est pas de là qu’il faut attendre le bonheur ; mais les bonnes actions, la paix de la conscience, la recherche du vrai, du bon, dépendent de nous, et c’est par là seulement que nous pouvons être heureux autant que les hommes peuvent l’être[2]. »