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Ces lignes sont fortement marquées de l’empreinte du stoïcisme, et celui qui les traçait ne méconnaissait pas que ses réflexions l’avaient conduit sur un terrain dès long-temps exploité par une école célèbre ; il le reconnaît expressément. Il retrouve sa propre pensée dans la distinction si nettement établie par les disciples du Portique entre les affections et les désirs d’une part, et la volonté de l’autre ; il applaudit à ces maximes dont la tendance uniforme est de séparer des sens et de tous les phénomènes du dehors l’ame renfermée dans le sentiment de sa dignité et de sa force comme dans une forteresse inexpugnable. Plus d’une fois il commente avec amour les paroles de Marc-Aurèle, et se montre disposé à admettre qu’il a été donné aux disciples de Zénon d’apercevoir la vérité tout entière.

Il existe un parallélisme marqué entre les deux théories philosophiques que nous avons vues se substituer l’une à l’autre et les jugement contradictoires successivement portés par Maine de Biran sur les conditions de la vie heureuse. Vouloir être heureux par les impressions agréables de la sensibilité, c’était bien mettre en pratique les conséquences morales du sensualisme. Il appartenait d’autre part au restaurateur de la doctrine de la volonté de demander ses jouissances au libre développement de l’activité intérieure. Les pensées du philosophe et les expériences de l’homme se présentent ici en harmonie et dans une dépendance mutuelle. Il n’en est pas toujours ainsi. Les systèmes métaphysiques, étant souvent une production de l’intelligence seule, demeurent en quelque sorte étrangers à celui-là même qui les a conçus. Lorsqu’on ne fait qu’enchaîner logiquement des idées à des idées, sans confronter les résultats auxquels on parvient avec les besoins divers de l’ame, et sans se demander si on s’avance sur le terrain solide des réalités, ou si on se perd dans le vide des abstractions, on retrouve en rentrant dans son cabinet d’étude une série de pensées qu’on avait oubliées en en sortant. Le système suit une voie, l’existence réelle en prend une autre. Ce n’est pas là, certes, une des moindres causes des aberrations des esprits systématiques. C’est parce qu’on a fait du raisonnement une sorte de jeu, grave à la vérité, mais dépourvu d’un sérieux réel, que l’on a vu d’honnêtes gens ériger en théorie la négation absolue du devoir, et des hommes qui obéissaient comme les autres à la foi naturelle du genre humain prêcher dans leurs écrits le scepticisme le plus absolu. Les vues scientifiques de M. de Biran présentent un tout autre caractère. Comme il observe beaucoup plus qu’il ne raisonne, et cherche moins à faire une théorie sur la nature humaine qu’à rendre compte de ce qu’il éprouve en lui-même, sa pensée est toujours près de sa vie, et sa vie modifie incessamment sa pensée. On peut dire de lui, en modifiant une parole célèbre, ce qui s’applique à un si petit nombre de métaphysiciens : le système, c’est l’homme.