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lors de la recrudescence de l’esprit de réaction : « Nous sommes dans le faux en toutes choses… Les plus ardens royalistes sont ceux qui portent les plus terribles coups au pouvoir monarchique en prétendant le maîtriser, le diriger à leur manière. La république est au moins autant du côté droit que du côté gauche[1]. » Cependant, tout en voyant le danger des deux côtés, il estima que la puissance hostile qui seule créait des dangers sérieux se trouvait dans le parti libéral. Les excès du royalisme ne lui paraissaient guère à craindre qu’en vue de la réaction qu’ils devaient provoquer.

D’année en année, l’auteur du Journal intime se laisse aller à des prévisions de plus en plus sombres sur l’avenir de la France. Dans mainte page de son Journal, des commotions nouvelles sont ici vaguement entrevues, là clairement prophétisées. La révolution du Piémont, succédant aux autres révolutions du midi de l’Europe, vient mettre le comble aux inquiétudes de M. de Biran, et lui inspire les réflexions suivantes :


« Cet état des sociétés est nouveau et n’a d’exemple que dans l’histoire du Bas-Empire, lorsque les soldats disposaient de tout et que les peuples étaient plongés dans l’incurie et l’avilissement ; mais la civilisation, les lumières de l’esprit étaient alors bien en arrière de ce qu’elles sont aujourd’hui. Que doit-il arriver de cette combinaison d’un état de civilisation aussi avancé que l’est celui des sociétés actuelles de l’Europe, ou plutôt de la grande société européenne, avec l’absence ou le discrédit de toutes les institutions politiques ou religieuses qui ont paru jusqu’ici les plus propres à donner de la stabilité aux nations ou à maintenir l’ordre social ? Dieu le sait, et le temps nous l’apprendra. Ce qu’il y a de certain, c’est que les trônes ne sont plus entourés de la force et de la majesté nécessaires pour pouvoir protéger efficacement l’ordre public des sociétés où ils sont établis ; ils ne peuvent plus communiquer aux institutions émanées d’eux la permanence, la force et le respect qui leur manquent. Il faut pourtant que les sociétés soient gouvernées, ou qu’elles se gouvernent elles-mêmes. N’est-ce pas précisément par les mêmes causes qu’elles sont aujourd’hui si difficiles à être gouvernées et impuissantes à se gouverner elles-mêmes ?

« Il n’y a point d’amour de liberté et d’égalité sans élévation de caractère moral, sans désintéressement de soi-même. Jamais ce désintéressement ne fut plus rare, jamais les hommes, plus concentrés dans leurs intérêts propres, ne furent moins gouvernés par des idées ou des sentimens expansifs. On a comparé le mouvement actuel des sociétés en Europe à celui qui eut lieu à l’époque de la réformation religieuse ; mais c’étaient alors des idées et des sentimens qui entraînaient les esprits : l’ordre social demeurait assis sur ses bases, la réformation ne prétendait pas s’étendre jusque-là. Ici ce sont des barbares armés qui ont en haine l’ordre qui les protège, et n’aspirent qu’à le renverser violemment[2]. »

  1. Journal intime, 31 janvier 1821.
  2. Ibid., 15 mars 1821.