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le plus cherché et le mieux réussi à donner à la poésie le charme indicible de la peinture ou de la musique. Je fais surtout allusion ici à M. Alfred Tennyson. Lui et M. Browning sont au premier rang, et autour d’eux on pourrait grouper en deux camps tous les poètes du jour. De fait, ils occupent les deux pôles qui se sont constamment disputé l’espèce humaine. M. Browning est abstrait ; il observe pour généraliser : ce sont ses conclusions générales qu’il aime à prendre pour son thème. M. Tennyson au contraire se plaît à s’arrêter au détail : il est comme l’observateur qui se sert de ses réflexions pour mieux observer ; ses vues d’ensemble ne font que s’indiquer. Dernièrement il a été nommé poète lauréat en remplacement de Wordsworth ; je crois que c’est lui en effet qui est, à proprement parler, le poète moderne de l’Angleterre : c’est chez lui que se montre le plus ce qui est le plus particulier à sa nation et à la direction nouvelle qu’y a prise la poésie.

Je parlais des pensées d’août. Pour M. Tennyson, il semble qu’elles soient arrivées dès le mois de mai. Ce qui lui donne une physionomie à part, c’est le mélange de fraîcheur et de maturité qui colore son talent. À cet heureux accord, il a dû une veine de poésie lyrique qui fait déjà école, et dont j’entrevois peu de traces avant lui. Dans son premier recueil, il était encore un peu païen, un peu absorbé par les images et les lumières, « par tous les riches présens que le regard enivré offre à la jeune ame le jour de ses épousailles, alors que, comme une fiancée d’autrefois, elle est conduite en triomphe au milieu des chants et des ondées de fleurs vers la demeure qu’elle doit habiter[1]. » Ce n’était là toutefois que le prélude, et, sans rien perdre, le poète a beaucoup gagné depuis lors. Il est resté accessible à toutes les jouissances d’imagination qu’avaient pu lui causer les sons, les couleurs et les physionomies ; en même temps, il est devenu homme par d’autres côtés. Il a acquis ce sérieux attendri du penseur qui voit loin et qui peut ressentir bien plus d’émotions différentes, parce qu’il sait bien mieux distinguer les multiples rôles que les choses peuvent jouer dans nos joies et nos douleurs. Pour s’emparer du lecteur, il n’a pas besoin d’artifices. Il lui suffit de raconter naïvement ce qu’il a entendu dans le son d’une cloche, ce qu’il a lu dans deux noms signés sur un registre de village ; car dans le son de la cloche il a entendu battre les cœurs qu’elle pourra faire palpiter, dans les deux noms signés il entrevoit d’avance « les jeunes villageois d’une autre époque qui les liront comme un muet symbole d’un jour de bonheur. »

Antérieurement à la Princesse, M. Tennyson n’avait publié que des morceaux de peu d’étendue. Quoique courtes, ses pièces lyriques embrassent dans leur ensemble à peu près tout ce qui peut intéresser un

  1. Tennyson, Ode au Souvenir.