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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/360

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tout plein des anciennes tendresses. Retourne-toi, retourne-toi sur ta couche, tâche de te rendormir…

« Que devenir ? vers quel but me tourner dans des jours comme les nôtres ?… L’or verrouille toutes les portes ; les clés d’or peuvent seules les ouvrir. Toutes les avenues regorgent de solliciteurs, tous les débouchés sont encombrés… Je n’ai qu’une imagination malade… Que dois-je faire ? .. J’aurais aimé la mort du soldat qui tombe sur le sol de l’ennemi tandis que la fumée enveloppe les bataillons et que les vents sont abattus par le bruit. Mais le tintement de l’or assoupit les rancunes de l’honneur, et les nations ne savent que gronder et aboyer aux talons l’une de l’autre… Gémir ! est-ce donc la seule vie qui me reste ? Je veux tourner cette page de jeunesse. Cache-moi à ma profonde émotion, ô esprit de mon temps ! époque de merveilles qui es ma mère ! rends-moi les pulsations désordonnées que je sentais avant la lutte, quand j’appelais les puissantes émotions que me réservait l’avenir, quand j’avais le cœur avide comme l’adolescent qui pour la première fois quitte l’enclos paternel. La nuit, il se hâte, le long de la sombre grand’route, l’œil fixé sur les lumières de Londres qui rougissent le ciel comme une morne aurore, et son esprit bondit, impatient d’arriver avant ses pas sous ces lumières, au milieu des foules d’hommes… Moi aussi je plongeais à l’horizon aussi loin qu’œil humain puisse voir, et je voyais la vision du monde et les merveilles à venir… Mais ma passion a passé sur moi, et elle m’a desséché, et elle ne m’a laissé qu’un cœur paralysé et des yeux de malade, des yeux pour qui tout est désordre et chaos ici-bas, des yeux qui voient la science ramper, si lentement, si lentement, qu’elle semble à peine avancer.

« Pourtant je ne doute pas qu’une pensée vivante ne se déroule et grandisse à travers les siècles, et que les idées des hommes aillent s’élargissant avec l’évolution des soleils ; mais qu’importe tout cela, à celui qui ne moissonne pas la moisson de ses joies de jeune homme, quoiqu’il garde un cœur de jeune homme où la vie bouillonne à pleins bords ? Le savoir arrive, mais la sagesse reste en arrière, et moi je reste sur la plage ; et l’individu décroît et s’en va, tandis que le monde demeure et grandit. Le savoir arrive, mais la sagesse reste en arrière, et lui il porte un sein oppressé, traînant sa triste expérience vers le silence de son repos. –

« Mais j’entends une fanfare, ce sont mes joyeux compagnons qui m’appellent, eux qui feraient de ma folle passion le jouet de leur mépris. Ne prendrai-je pas aussi en mépris cet éternel radotage ? Tout mon être rougit d’avoir aimé si peu de chose. Faiblesse, faiblesse de s’emporter contre la faiblesse des sourires de femmes, des pleurs de femmes ! des entraînemens plus aveugles dans un cerveau plus étroit ; les voilà telles que la nature les a faites. La femme est l’homme en petit, et toutes tes passions auprès des miennes sont comme la lueur des étoiles à côté du soleil, comme l’eau à côté du vin. — Ici au moins, avec notre nature étiolée, tu n’es rien. Ah ! que ne suis-je caché dans quelque solitude au fond du lumineux Orient, où la vie a commencé dans mes veines, où mon père est allé tomber sur un champ de bataille du Mahratta, laissant mon enfance orpheline à la merci d’un oncle égoïste ! Que ne puis-je rompre tous les liens de l’habitude, et, libre enfin, errer d’île en île aux portes