que la colonne caracolait sur le pont-levis. Dès que le premier rang eut franchi la herse, il s’arrêta courroucé à la vue du mur vivant qui lui barrait la route. Les derniers, pressant toujours le pas, furent obligés de reculer ; les chevaux se dérobèrent, bondirent les uns sur les autres, et la colonne reflua en arrière, imitant les ondulations d’un serpent. Un instant s’écoula avant que l’ordre fût rétabli, et j’eus le loisir d’examiner cette troupe, qui venait de s’arrêter et qui semblait avoir fait une longue traite : hommes et montures ruisselaient de sueur. C’était un assemblage grotesque de visages blancs, jaunes, nègres, coiffés de turbans, de fez bariolés et de feutres en pain de sucre. Les Nubiens chevauchaient drapés de manteaux d’écarlate, les Turcs chamarrés de vestes et de pelisses, les Égyptiens gênés dans des uniformes modernes ; tous avaient à la ceinture un attirail de sabres, de yatagans, de marteaux et de pistolets. Examiné de près, ce ramas d’enfans perdus des peuplades du Nil, du Caucase et de l’Afrique inspirait le dégoût ; mais de loin, quand ces faces diaboliques penchées sur les étriers dévoraient l’espace, quand du milieu d’un tourbillon de poussière les armures résonnaient, lançant de sinistres lueurs sous les housses et les crinières au vent, il était impossible de résister à l’entraînement de cette charge sauvage : l’œil mesurait la carrière, et le cœur palpitait à l’idée d’une mêlée furieuse avec les mécréans.
J’étais occupé des évolutions des soldats qui reprenaient leurs lignes, lorsqu’un de mes camarades attira mon attention sur l’équipement de certains d’entre eux. Je vis des têtes d’hommes fraîchement coupées suspendues aux arçons par les cheveux, des prisonniers à pied menés en laisse et une femme attachée sur un âne dont deux cavaliers tenaient le licou de droite et de gauche, probablement afin de relever la chétive bête, si elle bronchait dans une marche si rapide. Cette femme ne portait pas le voile des musulmanes ; sa brune chevelure s’échappait en boucles, en tresses à moitié tordues, d’un turban couvert de poussière et dont les plis s’étaient relâchés à la longue. La pitié d’un soldat, peut-être un autre motif, avait fait jeter sur ses épaules une casaque qui, agrafée au cou, ne cachait qu’en partie sa tunique et ses pantalons de soie, où des vestiges de broderies d’argent brillaient encore sous une couche de boue. Épuisée de fatigue, affaissée ainsi qu’une fleur trop lourde pour sa tige, le corps vacillant à chaque secousse malgré ses liens et la crispation de ses doigts qui s’accrochaient au bât, l’infortunée offrait l’image de la douleur et de l’humiliation la plus abjecte. Durant le peu de répit que lui laissa la halte, elle regarda avec anxiété autour d’elle, troublée par les vociférations qu’elle entendait ; alors seulement je vis son profil, et je crus la reconnaître. Bientôt la prisonnière, qui promenait ses yeux de tous côtés, se posa de face et aperçut les officiers collés aux barrières. Elle resta immobile, puis tendit brusquement les bras vers nous en criant avec force : Vasiliky ! Je l’avais enfin reconnue,