Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/471

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commandant voulut insister ; il parla du désespoir de Démétrius refusant la nourriture, appelant sa fille et ne devant pas survivre à son abandon volontaire. À ces paroles, Vasiliky laissa pencher sa tête de côté, et ses mains errantes semblèrent repousser une triste image. Le capitaine la crut touchée et saisit sa main, l’invitant au départ ; mais elle recula encore, ramena le voile qui pendait derrière ses reins, et s’en couvrit tout entière en serrant les plis de ses deux bras. Le commandant ne put se modérer. — Que signifie cette comédie ? s’écria-t-il ? Vous nous avez appelés deux fois à votre secours. À Naxos, n’êtes-vous pas venue vous réfugier près de ce jeune homme ? Hier soir, à votre arrivée au camp, ne lui avez-vous pas encore jeté votre nom, dès que avez aperçu les officiers français ?

— Oui, répondit-elle sous son voile, j’ai crié vers vous à Naxos, quand j’étais au pouvoir des pirates, et hier encore, ne sachant quel serait mon sort ; maintenant il est fixé, et je n’ai pas à me plaindre : j’ai dit adieu à la maison de mon père.

Je ne sus que penser ; était-elle sultane ? Sa merveilleuse beauté la rendait digne de ce titre. Servirait-elle de jouet à un amour passager, et son empire n’aurait-il que l’éphémère éclat d’une fleur dont un maître impudique respirerait un instant le parfum pour la briser ensuite ? — Et le bruit des vagues qui grondaient sous la tour me rappela la barque de mort allant de nuit, à la douce clarté des étoiles, lancer des sacs aux formes humaines dans le courant du golfe pour vider le trop plein du sérail. Le commandant, qui était pressé et mécontent, m’arracha à mes réflexions en prenant congé du pacha. Nous nous retirions, lorsque Vasiliky, s’avançant à notre rencontre, le visage découvert et les yeux humides, prit la main de l’officier qu’elle porta à son cœur et murmura comme une prière que le trucheman nous traduisit en ces termes : « Qu’Allah fasse miséricorde, au jour du jugement, à vous et aux vôtres à cause des fatigues que les Francs se sont données pour Vasiliky ! » Avant que le commandant pût répondre, elle regagna la porte par où elle était entrée ; l’eunuque frappa des mains, le bras d’un noir souleva la tapisserie, et la jeune fille, se retournant, nous salua d’un charmant sourire, puis disparut.

Après cette visite à Ibrahim-Pacha, l’amiral nous donna l’ordre d’aller prendre la station de Salonique. Notre campagne dans les Cyclades était terminée, et je ne revis plus Vasiliky ; mais j’emportais dans mon ami, l’ineffaçable souvenir de cette gracieuse figure, apparition trop fugitive, de l’un de ces beaux rêves que fait éclore le ciel de la Grèce.


CHARLES COTTU,

Officier de marine.