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dresse les oreilles ; on écoute bouche béante, on jouit de cette parole incomparable ; seulement, ô perversité ! on a la prétention d’en jouir gratis. Ce voyage du docteur sur la route de Biel à Soleure par une froide journée de décembre est tracé de main de maître. De village en village, d’hôtellerie en hôtellerie, ses espérances s’allument sans cesse et n’amènent que des humiliations et des mécomptes. Le docteur ne demande aujourd’hui qu’un bon gîte, une bonne table, et demain une souscription honnête pour fonder un journal. Où dînera-t-il, si on le chasse de tous côtés ? Où reposera-t-il ce front laborieux sous lequel fermente la révolution universelle ? Autour de ce personnage si vivement mis en scène, l’auteur a groupé avec art maintes bonnes figures d’aubergistes et de paysans. Les aubergistes de Laengnau, de Graenchen, des faubourgs de Soleure, sont des esprits carrés qui répondent d’une façon péremptoire aux déclamations du communiste. Il en est parmi eux qui se disent radicaux, mais ils sont radicaux à la façon des paysans : l’instinct jaloux et mauvais qui s’agite chez toute créature humaine, la bête que chacun est obligé de dompter en soi, voilà le radicalisme des gens de la campagne ; montrez-leur le fond des systèmes socialistes, aussitôt leur bon sens se révolte, et maître Dorbach n’a qu’à bien se tenir. Ce petit livre n’est pas un roman, c’est un tableau vif et rapide : quel relief pourtant ! comme tous ces personnages sont pleins de vie ! que d’événemens sur cette grande route de Biel à Soleure ! Le contraste de la subtilité pédantesque et de la simplicité de l’intelligence n’a jamais été plus joyeusement accusé. La satire se termine par des scènes d’une poésie sombre. L’auteur reprend la légende des seigneurs de Bürglen, dont il avait déjà fait un excellent emploi dans le Buveur d’eau-de-vie. Il y a des siècles que les sept chasseurs sauvages sortent chaque année de leur tombeau pendant la nuit de Noël ; Dursli, le buveur d’eau-de-vie, est le neuvième personnage qu’ils ont ramené au bien ; encore une conversion, et ils pourront se reposer pendant l’éternité. Or, c’est précisément la veille de Noël, c’est le 24 décembre 1847 que le docteur Dorbach vient de faire sa tournée démagogique chez les paysans de Biel à Soleure. Partout repoussé, il va toujours plus loin, toujours soutenu par l’espérance et enivré de sa colère. Le jour baisse, le chemin semble s’allonger sous ses pas ; plus de villes, plus de villages, plus d’auberges ; la route s’engage dans la montagne, au milieu de la forêt de Bürglen ; une terreur étrange s’empare du démagogue. Un athée peut-il avoir peur des fantômes de la nuit ? Oui, maître Dorbach a peur, et maintes images sinistres l’assaillent subitement. D’abord ce sont des milliers de serpens qui fourmillent autour de lui, dardant leurs langues sifflantes et chargées de poison ; il les reconnaît : ce sont tous les enfans de son esprit pervers, ce sont ses ruses, ses calomnies, ses méchans desseins, les pensées coupables qu’il a éveillées chez les autres, ses convoitises diaboliques