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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/59

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immense qui sépare les œuvres du maître des œuvres du disciple qu’on arrive à comprendre tout ce que ce dernier a dû dépenser de résolution et de force pour ne pas se laisser entraîner par la pente sur laquelle il se trouvait placé. Le cheval de Louis XIV sur la place des Victoires est d’un ridicule si généralement reconnu, que je n’ai pas besoin d’insister : il est prouvé depuis long-temps qu’il n’a d’autre point d’appui que la queue. Dans cet ordre de niaiseries, nous devrions être habitués à l’indulgence ; le cheval de Louis XIII de la place Royale, qui prend son point d’appui sur un tronc d’arbre, devrait nous rendre moins sévère pour le cheval de Louis XIV. Pourtant il n’en est rien, Le cheval de Louis XIII, protégé par la solitude et le silence, laisse éclater dans toute sa splendeur l’ignorance qui a présidé à la composition du cheval de Louis XIV. Je ne parle ni du roi ni des bas-reliefs du piédestal ; le cavalier est digne du cheval et les bas-reliefs dignes du cavalier. Quant aux chevaux placés sur l’arc du Carrousel et destinés à remplacer le quadrige de Saint-Marc que Napoléon avait pris et que la restauration a rendu à Venise, ils ne valent pas mieux que le cheval de Louis XIV, bien qu’ils soient moins ridicules. Au moins ils ne se trouvent point en équilibre sur leur queue, et s’ils n’offrent aux regards que des formes tantôt sèches, tantôt rondes, s’ils manquent de force et de vie, ils ont l’avantage de ne pas attirer l’attention des passans. Leur parfaite insignifiance les sauve de toute discussion ; on peut même dire qu’ils sont demeurés ignorés, tant est restreint le nombre de ceux qui ont pris la peine de les regarder. Le cheval de Lemot, placé sur le Pont-Neuf, est un chef-d’œuvre à côté des chevaux du Carrousel. Bien que la monture d’Henri IV ne soit certainement pas modelée d’une façon puissante, c’est pourtant un prodige d’énergie et de vérité en comparaison des chevaux de Bosio ; car, à la rigueur, le cheval d’Henri IV pourrait marcher, tandis que les chevaux de Bosio sont tout au plus bons à placer sur une bascule pour amuser les marmots.

C’est après avoir subi les leçons d’un tel maître que M. Barye est devenu ce qu’il est aujourd’hui. C’est après avoir eu sous les yeux l’afféterie, la manière, la convention, qu’il s’est pris d’un ardent amour pour le naturel, la franchise, la vérité. La contradiction lui a si bien réussi que je suis tenté de voir dans la contradiction même une des sources les plus fécondes de son talent. C’est peut-être à la méthode timide et incertaine de Bosio que nous devons la hardiesse qui éclate dans toutes les œuvres de M. Barye. Sans doute, s’il eût reçu les leçons d’un maître plus habile, d’un maître pénétré de respect pour la vérité, il serait arrivé plus vite à produire des ouvrages satisfaisans ; mais j’incline à croire qu’il a trouvé dans l’indépendance, devenue pour lui une nécessité, une force, une originalité que des leçons meilleures ne lui auraient pas données. Ainsi, loin de gourmander le hasard qui a