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et un golfe régulièrement arrondi que relève et anime à l’horizon une île aux formes tantôt sévères, tantôt molles et riantes. Athènes regarde Égine, Marathon l’Eubée, et vis-à-vis la plaine de Thria que Cérès Éleusine avait fertilisée, Salamine, aride, mais glorieuse, découpe au-dessus de la mer ses pics dépouillés et rougeâtres. Quatre petits fleuves roulaient autrefois leurs eaux dans ces contrées. La guerre et les hommes ont brisé leurs urnes, bien fragiles, hélas ! et depuis lors un trait manque aux paysages que Dieu avait créés sans défaut. Le Céphise éleusinien et l’Ilyssus sont à sec, le Charadros, qui descend d’Aphidné vers l’Eubée, n’a plus d’autre murmure que celui de son nom. Seul, le Céphise athénien, abandonnant à chaque instant son lit raviné, ses tortues aux écailles d’azur et les roseaux de ses rives, pour suivre malgré lui d’étroites rigoles de pierre, va distiller encore quelques gouttes à un sol altéré et semer çà et là sur ses pas quelques fleurs et quelque feuillage.

Ces plaines charmantes sont si bien closes à l’œil, que nulle d’entre elles ne fait soupçonner sa voisine. Cependant les barrières qui les dessinent et les séparent s’abaissent par endroits. Des portes où vous guident les mouvemens même du terrain donnent accès de l’une à l’autre, y font circuler le même peuple, la même vie, et impriment au pays un caractère d’unité qui lui est propre. Ces spacieuses vallées, ces cirques autour desquels tournent des chaînes de collines, sont comme les chambres d’un même appartement bien distribué. Le voyageur s’y reconnaît, s’y oriente sans peine ; c’est, si l’on veut, un labyrinthe, mais un labyrinthe où le fil conducteur est toujours sous la main. La voie sacrée tend d’elle-même du bois d’oliviers au mont Icare, qui forme, avec le Corydale, le défilé mystique de Daphné. Le Parnès et le Pentelique s’écartent à Képhissia pour vous ouvrir la route vers Marathon et Chalcis. Dans le Péloponèse, le dervenâki[1] du Trétos et son ruisseau vous mènent, à travers une forêt de myrtes et de lauriers roses, jusqu’aux champs de Némée. À ce point, le sentier divisé se perd dans de vagues espaces ; mais qu’est-il besoin de sentier ? L’Acrocorinthe, pyramidant au nord comme un phare lointain, vous appelle vers les passages resserrés et pierreux qui se rouvriront bientôt aux vignes de la Corinthie, devant la mer des alcyons.

Tout ici se tient et s’enchaîne ; mais tout est annoncé et préparé dans le même paysage. Qu’elle se creuse ou qu’elle s’élève devant vous, la terre marche à pas réguliers. C’est surtout la nature grecque qui ne procède point par soubresauts, non it natura per saltus. Près de Mistra, je le sais bien, le Taygète dresse ses contreforts à pic comme des murs : le grand rocher de Nauplie, tel qu’un baigneur impatient,

  1. Dervenâki, diminutif grec du mot turc dervend, défilé.