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je crois pouvoir prédire qu’en la parcourant je serais souvent enthousiasmé, et qu’en la fermant je ne serais pas satisfait. – Ce n’est pas le souffle dramatique qui manque à M. Browning ; ses pensées elles-mêmes sont des êtres qui marchent, et ses personnages marchent mieux encore. Au lieu de retomber dans ses rêveries à lui, il s’oublie volontiers : La passion non plus ne fait pas défaut ; il y a dans Pippa passe telle scène de meurtre qui a des qualités shakspeariennes ; il y a dans la Tache sur le blason telle autre scène qui est franchement pathétique. Le poète d’ailleurs possède la faculté si essentielle de se rappeler les acteurs qui entourent celui qu’il fait parler et les incidens qui ont précédé la circonstance du moment. Les émotions successives de ses personnages se traduisent surtout par le contre-coup qu’ils ont gardé des événemens antérieurs, par les souvenirs du premier acte qui leur reviennent par leur manière de répondre au serrement de main de leur interlocuteur. En résumé, les élémens d’un beau drame sont là presque en totalité, et cependant, je doute que le drame lui-même y soit.

Certes, c’est un curieux fait que cette impuissance de l’Angleterre moderne a produire des œuvres scéniques. — Le génie dramatique y abonde plus qu’ailleurs ; pourquoi n’a-t-elle plus de Shakspeare ? — Ne serait-ce pas parce que, de nos jours, les esprits portés à réfléchir sont trop poussés à vivre exclusivement pour réfléchir ? Sous Élisabeth, les Shakspeares réfléchissaient malgré leur entourage et au milieu d’un monde où dominaient les sensations et les passions. En dépit d’eux-mêmes, il fallait qu’ils vécussent aussi comme leur temps, et les œuvres qui s’engendraient dans leur esprit étaient naturellement doubles comme eux. Suivant le mot si profond d’un fanatique, elles parlaient à la condition des penseurs et des masses.

Quoi qu’il en soit, l’esprit a lieu de s’interroger devant des écrivains comme MM. Browning et Henri Taylor ; tous deux étaient doués pour le drame, et tous deux, malgré la profonde différence de leur talent se sont trompés à peu près de même. Quant à M. Taylor, on pourrait le comparer aux peintres dont les tableaux sont si bien combinés pour retracer un épisode historique, qu’ils ne sont plus combinés pour former un heureux accord de couleurs et de lignes. Il emploie des scènes fort émouvantes en vue de dérouler le jugement qu’il a porté sur une époque ; mais la raison que les scènes ont pour se suivre est tout intellectuelle ; et, pour passer de l’une à l’autre, l’esprit est lancé sur une pente qui l’éloigne de toute émotion.

Parmi les drames de M. Browning, j’accuserais d’une pareille contradiction ceux qui ne sont pas écrits pour la scène, tels que Pippa passe et la Tragédie d’une Ame. Les scènes veulent causer des sensations, et si elles sont rapprochées, c’est en vue de produire un effet