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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/692

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marbre pour le buste immense qu’il a vu dans sa pensée. Il ne peut pas compléter sa figure, les matériaux lui manquent ; mais il concentre son culte sur cette tête que pour rien au monde il ne voudrait amoindrir. Il dit en quelque sort, à la foule : Voyez et admirez quelle conception grandiose de ce que peut être un visage humain ! A vous de la compléter dignement, à vous d’y ajouter une poitrine et des membres. — Béni soit-il. Mon imagination se figure comment un tronc et des jambes rendraient sa statue parfaite, si la main humaine savait plier le marbre à obéir à la volonté. Au lieu de mesquines chicane, j’aime mieux l’espoir plus noble qu’un jour, dans mes voyages d’esprit, je pourrai rencontrer, quelque artiste d’ambition opposée, qui, avec un bloc aussi insuffisant, aura cru mieux de commencer par les pieds du colosse ; car, avant de mourir, il me sera donné de contempler la figure entière. – A peine avais-je dit, que de nouveau j’étais emporté dans la nuit. »


Cette fois, c’est dans une ville d’Allemagne que le poète est transporté : il monte l’escalier d’un vieil édifice qui s’ouvre devant lui, et il arrive dans une salle où, à l’occasion de la Noël, un docte professeur, dissèque avec une sorte de dévotion le mythe de la divinité du Christ. Toute cette scène est touchée de main de maître : — le tableau vit et M. Browning a parfaitement réussi à nous le faire voir à travers son esprit. En apercevant le vieux professeur, « il avait senti un jet d’affection aller de son cœur à cet homme au teint jauni, à ce martyr des enthousiasmes de l’esprit avec ses pommettes saillantes, sa virginité d’ame et ses trois parties de sublime pour une de grotesque. » - Trois parties de sublime pour une de grotesque, trois parties d’attendrissement pour une de ricanement, c’est aussi ce qui compose l’impression que le poète transmet si bien.

Je m’arrête ou plutôt je saute à la conclusion. Si M. Browning fût arrivé en dernier terme à ce spiritualisme cosmopolite qui ouvre les bras à toutes les formes possibles de religion, ses voyages seraient seulement ceux d’un esprit ordinaire. Il ne faut pas plus de supériorité pour tolérer toutes les opinions et toutes les religions, parce qu’on n’en a soi-même aucune, que pour les haïr toutes excepté une, parce qu’on a la sienne. Ne voir que la forme est aussi facile que de ne voir que le fond. Ce qu’il y a de difficile, c’est de pouvoir distinguer à la fois l’intention et le moyen, l’esprit et la forme ; c’est de pouvoir aimer dans toutes les religions ce qu’elles se proposent, et cependant d’en préférer une. Ce qu’il y a de difficile, c’est d’avoir des jugemens doubles, des appréciations faites de plusieurs impressions, des idées qui soient la décision de plusieurs pouvoirs. Ce qui indique la supériorité, c’est d’écrire comme M. Browning :


« Je relevai la tête, et, tandis que mon cœur s’épanchait follement dans une paresseuse et enfantine bienveillance pour toutes les formes de croyance, je sentis le pan du vêtement se détacher de ma main stupide. Je bondis avec la