Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/711

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peu capable de mettre en pratique les leçons de sa mère, avait repris le maintien modeste et réservé qui lui était naturel, et, si Andrès n’avait pas connu le fond de son cœur, rien dans sa manière d’être avec lui n’eût trahi la passion dont il était l’objet. La timide fierté de la jeune fille avait été plus habile que la coquetterie la plus raffinée ; l’ardeur des deux soupirans s’en était accrue, et rien ne pouvait ôter à Berrendo l’espoir de l’emporter sur son rival. La plus complète harmonie n’avait pas cessé de régner entre les voyageurs, quand deux circonstances extraordinaires vinrent décider du sort d’Andrès et préparer le terrible dénoûment du doux roman dont le prologue s’était ouvert à Pucuaro.

Pour plus de sécurité, la petite caravane ne voyageait que de nuit. D’ordinaire, les traites commençaient au crépuscule et ne se terminaient qu’à l’aube, et le soleil, à son lever, trouvait les voyageurs cachés dans quelque cabane isolée, au milieu d’un massif d’arbres ou dans quelque aride solitude, loin de tout passage. Un soir, qui devait être le dernier avant leur arrivée à Tehuacan, la nuit les surprit dans la halte d’un Indien zapotèque, en train de donner aux chevaux leur ration de maïs, et n’attendant que la fin du souper pour se mettre en route. Andrès et Berrendo faisaient au dehors les derniers préparatifs du départ, lorsque la mère de Luz vint, tout effrayée, leur annoncer que, si près de Tehuacan, elles voulaient attendre le jour suivant pour se mettre en route.

— Et pourquoi cela ? demanda le chercheur de traces surpris.

— Pourquoi ? reprit la vieille en se signant. L’Indien, notre hôte, a vu la nuit dernière, le faucheur de nuit, et il dit, que nous le rencontrerons sans doute fauchant les champs d’alfalfa (luzerne), au clair de lune, avec ses grands ciseaux. Par tous les saints du paradis, continua la duègne effrayée, cette vue me ferait mourir d’effroi.

— Eh bien ! quand nous le verrions ! dit Andrès, le faucheur de nuit ne fait de mal à personne. Le voyageur dont le cheval est fatigué est bien aise de trouver la luzerne fauchée par lui. Il n’y a donc pas de danger ; mais les rencontres de jour peuvent être plus terribles que les rencontres nocturnes de jour, je ne réponds plus de vous.

Cette considération l’emporta, et les voyageurs se mirent en route pour la dernière étape. La croyance du faucheur de nuit est une des vieilles superstitions accréditées dans l’état de Oajaca. On raconte qu’au commencement de la conquête que déshonorèrent tant de cruautés, un cavalier espagnol qui s’était signalé par sa férocité envers les indiens en rencontra un fauchant de la luzerne dans un champ. Le cavalier montait un cheval plein d’ardeur qu’il faisait galoper à outrance, et en passant près du faucheur, il s’écria :

— Eh ! l’ami, à quelle heure arriverai-je de ce pas à Oajaca ?

— Jamais ! répondit l’Indien.