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une chemise à manches bouffantes, un court pantalon serré aux hanches, faisaient ressembler le faucheur aux vieux portraits du temps de la conquête qu’a laisses le peintre espagnol Murillo. La luzerne cachait ses pieds, et on ne pouvait voir si, comme les personnages de ces portraits, il était chaussé de brodequins de cuir de Cordoue. Tous les voyageurs étaient trop émus, d’ailleurs, pour observer à l’aise cette singulière apparition du faucheur de nuit. La lune faisait reluire entre ses mains les deux lames des grands ciseaux qui s’ouvraient et se refermaient sans bruit ; puis, quand une jonchée de luzerne tombait à ses pieds, l’homme semblait fouiller dans sa poche, et de sa main ouverte il décrivait dans le vide de l’air un mystérieux demi-cercle autour de lui ; bientôt après il reprenait ses ciseaux, et l’alfalfa, fauchée de nouveau, couvrait la terre à ses pieds.

Le chercheur de traces sembla un moment, aux rayons de la lune, pâlir sous le masque bronzé de son visage ; mais sa narine dilatée et le feu de son œil indiquaient que, si la peur s’emparait de lui, ce n’était pas du moins au détriment de son infaillible sagacité : ce moment d’apparente hésitation, il l’employait à deviner la nature du faucheur nocturne et la cause qui le faisait agir.

— Jésus ! c’est le faucheur de nuit ! dit la vieille à voix basse.

— Oh ! dit l’Anglais, qui ne comprenait pas le sens de ces paroles.

Le chercheur de traces secoua la tête et ne répondit rien ; seulement, en faisant signe à ses compagnons de reste immobiles, il se glissa sans bruit de sa selle à terre et jeta la bride de son cheval à Berrendo.

— Qu’allez-vous faire ? lui demanda Luz effrayée.

— Chut ! reprit-il en lui lançait un coup d’œil qui prouvait que la vue même d’un être surnaturel ne l’effrayait pas, et il se trouva en ligne parallèle avec le faucheur. Le chemin était creux, et les deux plates-formes qui le bordaient de chaque côté étaient précisément à la hauteur de la tête des voyageurs. De cette manière, ils pouvaient voir à peu près tout ce qui se passait sur les talus sans qu’on les apercût eux-mêmes, en y mettant quelque précaution.

Pendant le temps qu’Andrès s’arrêtait derrière les buissons et le considérait de cet œil à la pénétration duquel rien ne semblait devoir échapper, le faucheur interrompait de nouveau son œuvre pour étendre encore la main au-dessus de l’herbe qu’il abattait. Alors on put l’entendre fredonner à voix basse un sourd et mystérieux refrain dont les paroles étaient inintelligibles, évidemment quelque chanson de l’autre monde. Tout à coup Andrès disparut ; en même temps l’ombre et le tronc d’un olivier rendaient le faucheur invisible. La lune n’éclairait plus que le champ d’alfalfa, désert et presque entièrement fauché.