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— Il y a entre nous une merveilleuse sympathie, reprit non moins gravement Berrendo. Sachez que, si je n’eusse pas porté jusqu’aux nues devant le général votre incomparable mérite comme guide, il est plus que probable qu’à l’heure qu’il est, vous seriez encore à Tehuacan.

Après cet échange de confidences, les deux rivaux gardèrent le silence ; mais leurs regards s’étaient croisés et venaient de se lancer un sauvage défi. Ils étaient encore sous l’impression de leurs mutuels aveux, quand ils arrivèrent à un point où la route allait en pente et se dirigeait vers une plaine, ou, pour mieux dire, vers un lac fangeux formé par l’inondation. Ce lac emprisonnait une ville tout entière. Le spectacle était bizarre, et, de l’éminence où ils étaient parvenus, les deux guides n’en perdirent aucun détail.

— C’est singulier, dit Berrendo, j’aurais supposé la ville livrée à la consternation la plus profonde.

— Au contraire, reprit Andrès, la saison des inondations est dans ce pays la saison des fêtes et des plaisirs.

Une multitude de barques, de canots, de pirogues, fendait en tous sens la surface jaunâtre des eaux. Les cloches des églises sonnaient comme d’habitude, et, à travers leurs portes ouvertes, au milieu de la nef inondée, on apercevait les pirogues entrer, s’arrêter. Par l’une des issues glissait sans bruit un canot, pavoisé de noir, qui conduisait un mort à la dernière demeure ; sur une pirogue aussi pavoisée, mais de flammes et de pavillons de fête, de jeunes filles, la tête couronnée de fleurs, conduisaient en chantant une mariée à l’autel. Du haut des terrasses, où le vent agitait des hamacs suspendus, les habitans restés chez eux échangeaient de joyeux saluts avec ceux dont les embarcations volaient sur les eaux du lac ; d’autres, assis à leurs fenêtres, les jambes pendantes au dehors, pêchaient dans la cour et dans les appartemens des rez-de-chaussée les poissons qui venaient chercher dans les eaux dormantes un refuge contre les courans impétueux des fleuves débordés. Parfois, au milieu de la bruyante mêlée des canots, apparaissaient les ramures d’un cerf à la nage que les eaux avaient chassé de son fourré ; des sangliers effarés fuyaient aussi leurs bauges envahies et levaient leur groin au-dessus des eaux, comme les marsouins qu’on voit fendre la surface de l’océan. En un mot, les habitudes de la nature semblaient extrêmement bouleversées.

Les deux guides durent faire un long détour pour éviter cette plaine noyée ; heureusement Andrès put obtenir de quelques Indiens, qui glissaient à l’aide de larges patins de bois sur ces terrains fangeux, quelques vagues renseignemens sur le chemin à suivre pour gagner le Playa-vicente. Il était néanmoins fort difficile de marcher à coup