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fédérales. Bientôt la diète se trouva partagée en deux camps à peu près égaux, de telle sorte que le maintien du régime établi par les traités de 1815 ne reposait plus que sur deux ou trois voix de majorité. Alors le radicalisme, jetant le masque légal dont il s’était jusque-là recouvert, appela la violence à son aide pour renverser l’obstacle qui s’opposait à son triomphe.

On était en 1845 ; déjà depuis dix-huit mois environ, les cantons de Lucerne, Schwyz, Uri, Unterwalden, Zug, Fribourg et Valais avaient posé les bases de leur alliance connue sous le nom de Sonderbund. Cette atteinte au pacte fédéral était, suivant eux, justifiée par la violation de l’article du même pacte qui garantissait l’existence des couvens ; ils regardaient la suppression des couvens d’Argovie, votée en 1842 par la diète, comme mettant en péril les intérêts de la religion catholique. Personne ne se serait préoccupé de ce projet d’alliance, si, en 1844, le gouvernement de Lucerne n’avait pas commis l’imprudence d’appeler les jésuites pour leur confier l’instruction de la jeunesse : il fournissait ainsi un prétexte aux radicaux, qui s’en saisirent bien vite. Dès le mois de décembre de la même année eut lieu l’expédition des corps-francs, dirigée contre Lucerne : elle fut mise en déroute, mais on peut dire que la victoire profita plus aux vaincus qu’aux vainqueurs. En effet, le gouvernement lucernois, embarrassé d’un nombre considérable de prisonniers dont la plupart étaient des ressortissans d’autres cantons, ne sut déployer ni une rigueur juste et salutaire, ni une clémence magnanime. Il recula devant la triste obligation de punir, mais en même temps il exigea des rançons, et, faisant d’une haute question de droit une affaire d’argent, il s’aliéna les sympathies que lui avait acquises l’indignation causée par une attaque aussi perfide que coupable. La question des jésuites n’était pas terminée cependant par la victoire de Lucerne. L’ambition dominatrice, l’esprit d’intrigue et la redoutable activité de cet ordre fameux en faisaient un véritable épouvantail, bien propre à produire une forte impression sur la foule ; son introduction au cœur de la Suisse, dans l’un des trois cantons désignés pour être tour à tour le siége du pouvoir fédéral, était un défi dangereux, un brandon de guerre civile. Si, à la diète de 1844, la proposition d’interdire l’établissement des jésuites, présentée par un député d’Argovie, n’avait pas trouvé d’appui, c’est que les adversaires les plus ardens du pacte fédéral ne se sentaient pas encore assez sûrs de l’opinion publique ; un de leurs chefs, M. Druey, avait déclaré même que les jésuites étaient inchassables. À cette époque d’ailleurs, les cantons protestans de Bâle-Ville, de Vaud, de Genève et de Neuchâtel, laissant de côté le point de vue confessionnel, se montraient disposés à soutenir, par esprit de justice, la cause du gouvernement lucernois. Ce fut pourtant cette réserve même de quelques cantons protestans qui précipita la crise. Le radicalisme comprit que, dans ces cantons précisément, l’expulsion des jésuites pouvait fournir un thème fécond à l’éloquence démagogique, une formule excellente pour soulever les antipathies populaires. Le mot d’ordre fut donné partout, et l’agitation se propagea rapidement.

En février 1845, le peuple vaudois mit son gouvernement à la porte au cri de à bas les jésuites ! et, vingt mois plus tard, Genève passait à son tour sous les fourches caudines du radicalisme. Par ces deux révolutions cantonales, la majorité de la diète se trouvait changée, et, les sept cantons catholiques persistant à former une alliance distincte, rien ne pouvait plus empêcher la guerre civile.