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une heure du plus petit plaisir ! » Ou bien encore : « Tant que je frappe du pied la terre et tant que je soupire, je ne vois pas tes beaux yeux, tourment de mes désirs. Si tu paies mon amour, ô mon bien ! commande entièrement dans Famé d’un montero et sois reine dans ma maison ! » Il y a à Cuba tout un trésor rustique et populaire de ces chants des guajiros : ce sont les Décimas Cubanas. La musique qui accompagne ces chants est douce et triste, et reproduit d’une manière originale toutes les alternatives d’une plainte passionnée. Un des signes de cet instinct de sociabilité que nous laissions pressentir chez le guajiro, c’est que, quand il est arrivé à obtenir les bonnes grâces de la guajira, quand il se marie, il est, assure-t-on, plein de délicatesse et d’attentions pour sa femme ; il lui achète un cheval à son premier enfant ; il va avec elle le dimanche à l’église ; il subit son influence et en fait véritablement la reine du bohio. Singulier spécimen du mélange des races humaines, qui est le fruit, non de la vie sauvage à demi éclairée par la civilisation, mais de la civilisation espagnole modifiée et transformée par l’indépendance sauvage, ce qui est bien différent ! Il est facile de voir combien ce type extraordinaire offre peu de ressemblance avec tous les autres caractères populaires, et combien ce mot même de peuple doit changer de sens sous ces latitudes enflammées.

Les dangers qui peuvent menacer la société cubanaise, en effet, n’ont rien d’analogue avec ceux auxquels sont exposées nos vieilles sociétés européennes. Ce ne sont point des dangers démocratiques. Il n’y a point de peuple en réalité à Cuba, il n’y a point ce produit des civilisations avancées et aigries, — le prolétaire inquiet, besoigneux et tourmenté, facilement gagné par la misère à la haine et par la haine à la révolte ; mais il y a une autre plaie bien autrement cruelle : c’est l’esclavage qui, en même temps qu’il est un des élémens de la constitution sociale, réagit nécessairement sur les mœurs. Ce n’est point que l’esclavage offre à Cuba de ces caractères hideux qu’il peut revêtir ailleurs ; il n’est point de pays, au contraire, où la réalité pratique vienne mieux corriger l’iniquité morale du principe. Quelque chose de la douceur créole se fait sentir dans les relations du maître avec l’esclave, que couvre parfois une sorte d’adoption patriarcale. L’esclave participe des bénéfices de cette vie sans préoccupations et sans misère ; il a du moins le bien-être matériel. Malade, il est soigné ; vieux et infirme, il conserve sa place dans la maison. Il y a mieux : c’est que le noir n’est point destitué de tout ce qui caractérise la personnalité civile ; il a le droit d’élever des volailles et des bestiaux, il a un jardin dans l’habitation où il vit, et il reste propriétaire des fruits de son travail. La législation espagnole, infiniment moins dure que toutes les législations de ce genre, entoure de protection à beaucoup d’égards l’existence de l’esclave ; elle lui assure un protecteur désigné par la loi et organe de ses griefs légitimes ; elle lui confère un privilège qui