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l’auteur cubanais trace le portrait du jeune homme qui va au dehors faire son éducation, et qui revient quelques années après, dédaigneux pour sa patrie, enthousiaste des coutumes étrangères, il révèle un des penchans de tout ce monde hispano-américain où règne la fascination de l’Europe, où chacun aspire à venir goûter au fruit amer de nos civilisations extrêmes. Et qu’en résulte-t-il le plus souvent ? C’est que les lumières, les idées, les habitudes, les goûts qu’on se crée en Europe, n’ayant nul rapport avec les conditions générales de ces jeunes contrées, celui qui repasse les mers revient dans son pays comme un étranger en quelque sorte, plein d’illusions, d’irréalisables chimères, de projets factices et irréfléchis. Une forte éducation nationale peut seule évidemment balancer l’effet de ces éducations étrangères dont l’observateur cubanais signale le vice. Un type assez curieux et tout local reproduit par Cardenas, c’est l’administrateur d’un ingenio. Il ne faut pas se tromper sur ce mot d’ingenio, et le traduire par raison, esprit, intelligence ; un homme peut très bien n’avoir rien de tout cela, dit ironiquement l’auteur, et posséder un ingénia qui, à Cuba, n’est autre chose qu’une plantation de cannes à sucre. L’administrateur est le factotum de l’ingenio. Il dit : Mes nègres ! mon sucre ! Il est plus maître que le maître lui-même qui vit à la Havane. Il est rare que l’administrateur ne se retire pas au bout de quelques années assez riche ; il est propriétaire à son tour, prend un titre ou prête à gros intérêts, et de nul il n’exige plus de garanties que de son ancien maître. S’il y a dans les mœurs cubanaises un degré d’originalité propre, il serait aussi facile d’y remarquer ce qu’on pourrait appeler un accent de provincialisme vis-à-vis de l’Espagne, en ce sens que certains côtés, certaines tendances, certaines puérilités du caractère espagnol s’y retrouvèrent singulièrement accusés et exagérés. Tel est l’amour des distinctions et des titres dont l’auteur cubanais fait une assez amusante satire dans Un Titulo. Le jeune Crescencio a tous les biens en partage ; il ne lui manque qu’un titre : c’est son rêve de tous les instans. Avec un titre, il serait complètement heureux, considéré, envié. Il ne paierait pas ses dettes quand il en ferait. Son tempérament même devrait nécessairement changer, ou tout au moins il mourrait d’une maladie noble : la goutte ou l’apoplexie. Le difficile est de trouver une raison quelconque pour appuyer la demande d’un titre, et de se procurer une généalogie convenable : à quoi un oncle d’imagination tout espagnole répond par cette catégorique preuve d’antiquité :


« Ne te figure pas, neveu de mon ame, dit l’oncle en l’interrompant, que ta famille soit peu de chose. Écoute : tu es de nom Chamorro et tu descends en ligne directe d’un aïeul de ton père qui était lui-même Chamorro. Ce bisaïeul était à son tour petit-neveu d’un autre homme qui vivait dans un temps très reculé, et il est à remarquer que plus lu l’enfonceras dans la nuit des âges,