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a-t-il abusé du mot de spontanéité dans l’explication des phénomènes que ni l’expérience ni l’histoire ne sauraient atteindre. Par réaction contre une école qui s’était exagéré le pouvoir créateur des facultés réfléchies, qui n’avait voulu voir dans le langage, les croyances religieuses et morales, la poésie primitive, que des inventions délibérées, nous sommes trop portés peut-être à supposer que toute idée de composition doit être exclue des poèmes primitifs, et toute idée d’imposture de la formation des grandes légendes. Au lieu de dire que les langues, les religions, les croyances et la poésie populaires se sont faites d’elles-mêmes, il serait plus exact, ce semble, de dire qu’on ne les voit pas se faire. Le spontané n’est peut-être que l’obscur, car voici la seule religion dont les origines soient claires et historiques, et dans ces origines nous trouvons beaucoup de réflexion, de délibération, de combinaison. À Dieu ne plaise que je veuille, en quoi que ce soit, porter atteinte à la majesté du passé ! Quand la critique s’applique pour la première fois à un fait ou à un livre qui avait captivé les respects d’un grand nombre de générations, on découvre presque toujours que l’admiration avait porté à faux ; on aperçoit mille artifices, mille retouches, mille à-peu-près, qui détruisent la grande impression de beauté ou de sainteté qui avait séduit les siècles non critiques. Quel jour dans la fortune d’Homère que celui où les malencontreuses scolies de Venise sont venues nous révéler les coups de crayon de Zénodote et d’Aristarque, et nous introduire en quelque sorte dans le comité où s’est élaboré le poème qui jusque-là semblait l’émission la plus directe, le jet le plus limpide du génie personnel ! Est-ce à dire que la critique ait détruit Homère ? Autant vaudrait dire que les progrès de la philosophie et de l’esthétique ont détruit l’antiquité, parce qu’ils ont démontré le néant de certaines beautés long-temps fort goûtées, et dont l’antiquité était parfaitement innocente. Autant vaudrait dire que l’exégèse a détruit la Bible, parce qu’au lieu des contre-sens de la Vulgate admirés par Bossuet, au lieu des solécismes où M. de Chateaubriand voyait de sublimes beautés, elle nous a révélé une curieuse et originale littérature. La critique déplace l’admiration, mais ne la détruit pas. L’admiration est un acte essentiellement synthétique ; ce n’est pas en disséquant un beau corps qu’on en découvre la beauté, ce n’est pas en examinant à la loupe les événemens de l’histoire et les œuvres de l’esprit humain qu’on en reconnaît le grand caractère. On peut affirmer sans hésiter que si nous voyions l’origine des grandes choses du passé d’aussi près que les mesquines agitations du présent, tout le prestige s’évanouirait, et il ne resterait plus rien à adorer ; mais aussi n’est-ce pas dans cette région inférieure des fluctuations et des défaillances de l’individu qu’il convient de chercher la beauté. Les choses ne sont belles que par ce qu’y voit l’humanité, par les sentimens qu’elle y attache, par les symboles qu’elle en tire. C’est elle qui crée ces tons absolus, qui n’existent jamais dans la réalité.