d’exprimer plutôt une langueur voluptueuse que la souffrance et le désespoir ; mais il y a dans son beau corps tant de mollesse et d’abandon, que le regard enchanté oublie de chercher la trace de ses angoisses. Quant à Roger, c’est un chevalier bien digne de délivrer la belle Angélique. À cheval sur le fabuleux hippogriffe, armé d’une épée plus longue qu’une lance, il est merveilleux d’élégance et d’énergie. — Je regrette que M. Ingres n’ait pas traduit littéralement le récit de la Divine Comédie, et n’ait pas exprimé avec le pinceau les paroles si touchantes du poète florentin. Françoise, en racontant sa mort et la mort de son amant à Dante conduit par Virgile, dit simplement : « Tout tremblant, il me baisa la bouche, et ce jour-là nous ne lûmes pas davantage. » M. Ingres, au lieu de réunir les deux amans dans un mutuel baiser, nous offre une jeune femme qui détourne à demi la tête et abandonne son cou aux lèvres de son amant. Combien les simples paroles du poète florentin sont plus éloquentes ! La vengeance terrible qui menace les deux amans, facile à comprendre dans le texte de la Divine Comédie, a lieu de nous étonner dans le tableau. Françoise ne paraît pas assez coupable pour mériter la mort.
Il me reste à parler des portraits de M. Ingres. Le portrait de M. Bertin, si habilement gravé par M. Henriquel Dupont, est un chef-d’œuvre de vérité. Il est permis de blâmer l’attitude du modèle ; mais, l’attitude une fois acceptée, il faut admirer sans restriction l’énergie de l’expression : les yeux regardent, la bouche parle, les mains frémissent en se contractant sur les genoux. Le portrait de M. Molé n’est pas moins fidèle. Le portrait de Mme d’Haussonville, bien que traité avec une grande habileté, donne lieu à deux reproches : le modèle n’est pas heureusement posé, et puis le ton de la robe est trop voisin du ton de la cheminée. En pareil cas, si la réalité n’est pas harmonieuse, le peintre ne doit pas hésiter à la modifier. Le portrait de Mme de Rothschild est charmant de tous points. Le visage et les mains sont d’une vérité frappante ; la figure est bien posée, et l’étoffe n’est pas moins vraie que la chair. Ainsi dans ce genre, que la foule prend pour un genre secondaire, M. Ingres a prouvé que l’imitation d’une figure unique peut s’élever jusqu’aux proportions d’une véritable création. Titien et Van Dyck l’avaient prouvé depuis long-temps ; mais il n’était pas inutile de renouveler la démonstration, car, de nos jours, la plupart des peintres ne voient dans un portrait que la transcription servile de la réalité, et ne comprennent pas qu’il est possible d’agrandir le modèle sans le dénaturer.
Quelle sera la place de M. Ingres dans l’histoire de l’école française ? A-t-il marqué son passage par une action salutaire ? a-t-il réussi à s’absorber dans récole romaine ? Trois questions qui se présentent naturellement et qu’il est facile de résoudre en peu de mots. M. Ingres