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— Je pense, dit Ciccio, que l’amant de la Cosenzine se jeta la face contre terre en s’arrachant les cheveux, et qu’il toucha le cœur des Turcs en capuchons blancs par un discours pathétique.

— Tu es à cent lieues de la vérité, répondit Annibal.

— Moi, dit Matteo, je devine que le pêcheur était un rusé, qu’il amusa les Turcs avec des paroles, et qu’il leur promit les mille piastres, payables à terre, lorsqu’on aurait amené sa maîtresse. Les Turcs, qui étaient des sots, donnèrent dans le piège, et, quand ils eurent débarqué avec la belle fille, le pêcheur joua des jambes et s’enfuit accompagné de son amie.

— Ce n’est point cela, répondit le muletier.

— Moi, dit Toma, je crois que le pêcheur assembla ses compagnons, qu’il prit d’assaut le brigantin et passa les Turcs au fil de l’épée.

— Tu rêves, s’écria le muletier en haussant les épaules ; ne sais-tu pas que le brigantin était armé de canons chargés à mitraille et tout prêts à faire tant de bruit, que les pêcheurs se seraient dispersés comme des pigeons en les entendant mugir à six cents bras de distance ? Puisque personne n’a deviné la réponse du jeune homme, je reprends mon récit.

Le pêcheur de Cetraro ne poussa pas un cri ni un hélas. Il ne perdit point son temps à demander grâce, encore moins à inventer des supercheries inutiles, pas davantage à concevoir des entreprises téméraires. Il mena les trois ravisseurs en capuchons blancs chez un juif qui avait de l’argent et des bijoux, et il vendit au juif sa maison, sa barque, ses filets, sa part de la pêche du thon, ses meubles et jusqu’au lit de noces qu’il venait d’acheter, et il dit aux Turcs : — Prenez, prenez tout ce que je possède. Voici mille piastres fortes pour le puissant Cariadin, plus trois colliers d’or, trois bracelets de corail et trois spillone de perles fines pour les trois favorites de votre maître. Allez, et ramenez bien vite mes amours, et prenez encore cette ceinture qui est tout ce qui me reste ; je vous la donne afin que vous fassiez diligence. — Les Turcs en capuchons blancs s’embarquèrent dans le canot, et ils ramèrent jusqu’au brigantin en chantant : Oïzza ! vogue ! vogue ! Et la belle Cosenzine, rachetée par son amant, l’épousa le lendemain.

— C’est ainsi, poursuivit Annibal, qu’en occupant les seigneurs voyageurs on les tient éveillés tout le long des marais pour les préserver de la malaria. A présent, dites un peu si je ne suis pas un brave contastorie et un guide prudent ?

Don Annibal reçut des complimens de toute la compagnie. Les hommes le régalèrent d’une pipe de tabac, et Bérénice lui offrit du feu en récompense de ses frais d’esprit. Pendant ce temps-là, Giovannina, qui avait fini sa besogne, chargeait sur sa tête une grande