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qui n’a point de maître dans le passé, et qui sans doute n’en aura point dans l’avenir. Éclaircir le petit nombre de renseignemens qui nous ont été transmis sur la vie de notre grand comique, les faire coordonner avec les faits publics et avérés de l’histoire, dégager la légende qui se forme autour de tous les nom éclatans, substituer la certitude au mensonge, la vérité à la calomnie, tel est le but que M. Bazin s’était proposé d’atteindre, et qu’il a heureusement touché. Ce qui donne beaucoup de prix à cette œuvre d’érudition sagace et patiente, c’est que l’auteur, sans exagérer les rapprochemens, a toujours expliqué l’écrivain par l’homme, par les circonstances intimes de sa vie et la société de son temps ; c’est surtout la façon piquante dont il a donné ce qu’on pourrait appeler la biographie de chaque pièce. Il y a en effet dans les comédies de Molière les hommes du XVIIe siècle et l’homme de tous les temps, la peinture des éternelles faiblesses de notre nature, et celle des ridicules et des travers qui naissent et meurent avec chaque génération. Dans le Misanthrope, l’Avare, l’École des Femmes, le Tartufe, Molière, moraliste et contemplateur, sonde jusqu’aux derniers abîmes les replis du cœur humain, et il devient, par la force de la vérité, le contemporain de tous les âges. Dans les Précieuses, la Critique de l’École des Femmes, les Femmes savantes, il est surtout l’homme du XVIIe siècle. Esprit ferme et droit, écrivain de génie à force de bon sens et toujours écrivain de grand style, il poursuit dans chacune de ses pièces la fausseté de l’esprit et du langage.

Les Précieuses et la Critique ne sont en quelque sorte que les premières escarmouches d’une guerre dont les Femmes savantes seront plus tard le suprême et dernier combat. Le Lysidas de la Critique, en se dédoublant dans les Femmes savantes, deviendra Trissotin et Vadius ; Climène annonce déjà Philaminte, comme Dorante annonce Clitandre, comme Élise annonce Henriette, et il ne faut pas s’étonner que Molière ait insisté complaisamment, et à trois reprises différentes, sur des travers qui sont au fond les mêmes ; car, en attaquant les pédans, les prudes, leurs sentimens affectés et, comme le dit La Bruyère, leurs prononciations contrefaites, il défendait en même temps ses propres ouvrages, dont la cause était inséparable de la cause du bon sens et du bon goût. La gradation dans les trois pièces est curieuse à observer. Poète comique dans les deux premières, il devient dans la troisième un moraliste profond, tout en restant encore un satirique inimitable, et, dans le développement successif de la même idée, il ne fait que suivre le développement même des mœurs de son temps. En effet, de précieuses qu’elles étaient d’abord, certaines femmes étaient devenues encyclopédistes tout en restant romanesques. Elles savouraient La Calprenède et Mlle de Scudéry, en même temps qu’elles méditaient Platon et Descartes. Elles ne tenaient plus seulement des bureaux d’esprit, mais de véritables académies des sciences, et la poursuite vaniteuse d’un savoir souvent stérile les détournait de leurs devoirs d’épouses et de mères. Dans cette phase nouvelle de la préciosité, il n’y avait donc plus seulement un ridicule, mais un véritable danger social, et c’est ce danger que Molière combat corps à corps. Ce qui s’est passé depuis deux siècles dans la société française justifie pleinement la donnée morale des Femmes savantes, à savoir que les femmes, en cherchant à forcer leur talent et leur vocation, à sortir de la destinée de leur sexe, n’arrivent souvent qu’à l’impuissance et au ridicule, et ce qui le prouve.