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c’est la lignée d’Armande et de Bélise qui s’est perpétuée jusqu’à notre temps, comme pour rendre la pièce du grand comique d’une vérité toujours présente. En effet, au XVIIe siècle, Bélise, devenue la maîtresse d’un athée, remplace Descartes par le baron d’Holbach, et la sentimentalité innocemment nuageuse de Mlle  de Scudéry par le positivisme du chevalier de Bertin. Bientôt Bélise renonce à la philosophie pour la politique ou l’économie sociale ; elle travaille à désubalterniser son sexe, et nous arrivons de la sorte à la femme réformatrice, en rencontrant successivement sur notre route les femmes esprit-fort, les tricoteuses, les femmes romantiques, les femmes libres, les femmes bas-bleus et les femmes incomprises. Les modes ont beau changer : sous leur toilette nouvelle, nous reconnaissons toujours Armande et Bélise ; seulement c’était la pruderie qui distinguait les précieuses, c’est souvent le contraire qui distingue celles qui leur ont succédé.

En suivant dans les détails les œuvres du grand poète, en les comparant entre elles, on est frappé de voir avec quelle persistance et quelle logique Molière défendait la cause de la raison, de la probité et du bon sens. Dans les Précieuses, il combat l’hypocrisie des sentimens et du langage ; dans le Médecin malgré lui, l’hypocrisie de la science ; dans Tartufe, l’hypocrisie de la piété. Chaque étude a de la sorte sa contre-partie. L’Impromptu de Versailles est le pendant du Bourgeois gentilhomme, et, dans cette double peinture de la sottise titrée et de la sottise roturière, les portraits sont tracés avec une vérité si frappante qu’on les prit pour des signalemens. Quand le Bourgeois gentilhomme fut représenté à Paris, le 23 novembre 1670, le succès fut immense, parce que chaque bourgeois, dit Grimarest, croyait trouver son voisin peint au naturel et ne se lassait point d’aller voir ce portrait. Cependant, malgré les sarcasmes qui tombaient sur elle avec tant de gaieté et de malice, la bourgeoisie ne se montra nullement scandalisée et rit de bon cœur, tandis que, parmi les gens de cour, on murmura contre le rôle de Dorante, qui offrait le type accompli et sans aucun doute très reconnaissable des chevaliers d’industrie si nombreux au XVIIe siècle dans la haute société. L’un des ennemis les plus acharnés de Molière, De Visé, essaya de soulever contre lui toute la noblesse de France en l’accusant du crime de lèse-majesté ; mais, cette fois comme toujours, Louis XIV s’interposa entre le poète et ses détracteurs, et si l’on se demande comment le grand roi laissait ainsi un simple comédien attaquer ce qu’au déclin de son règne l’un de ses ministres appelait le « corps sacré de la noblesse, « la réponse est toute simple : c’est que Louis XIV aimait à rire des ridicules que mieux que personne il était à même d’étudier des hauteurs de son rang, et qu’en cette période ascendante et glorieuse de sa vie, il continuait l’œuvre de Richelieu et se souvenait de la fronde.

Un des reproches les plus fréquens qui aient été adressés à Molière, reproche confirmé par la sévère autorité de Boileau, c’est d’être, comme on dit, tombé dans la farce. Sans doute, quand on se place au point de vue étroitement classique, quand on juge, comme certains rhéteurs, d’après le code du gout, qui n’est souvent que le code de l’impuissance et de l’ennui, on peut parfois se montrer sévère ; mais il faut d’abord tenir compte des circonstances dans lesquelles Molière composa les pièces que l’on est convenu de regarder comme des farces. Directeur de théâtre et poète comique de la cour, Molière devait faire