Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/1156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rire le roi quand le roi voulait rire ; de plus, il devait se conformer, pour attirer le public à son théâtre, au goût de la foule, habituée depuis long-temps aux parades de la comédie italienne, et c’est pour satisfaire à la double exigence de la foule et du roi qu’il écrivit des pièces du même genre. Il voulait amuser, il a réussi. Là est toute la question, et, dans tous les cas, on ne peut refuser à ces étourdissantes compositions le premier rang parmi les chefs-d’œuvre du même genre. Il nous semble d’ailleurs que l’on n’a point suffisamment pénétré le sens intime de certains détails, et que tel passage, signalé par un grand nombre de critiques et de commentateurs comme une véritable parade, n’est souvent en réalité qu’une scène de haute comédie : nous citerons à l’appui de cette remarque la querelle de Sganarelle avec Pancrace et Marphurius dans le Mariage forcé. Les coups de bâton de Sganarelle ne tombent pas sur les pédans, mais sur le pédantisme philosophique. L’aristotélisme scholastique, au XVIIe siècle, régnait encore souverainement dans l’école. L’université de Paris, au moment où fut représenté le Mariage forcé, poursuivait la confirmation d’un arrêt du parlement en date du 4 septembre 1624, qui prononçait la peine de mort contre ceux qui oseraient combattre le système d’Aristote, et de la sorte, en mettant le bâton aux mains de Sganarelle, Molière combattait à côté de Descartes. La cérémonie grotesque du Bourgeois gentilhomme, tant de fois et si vivement critiquée à cause de son invraisemblance, se trouva en quelque sorte justifiée, quelques années plus tard, par l’aventure de l’abbé de Saint-Martin. Ce digne abbé, qui cependant ne manquait pas d’esprit, s’imagina un beau jour, sur la foi de quelques plaisans, que le roi de Siam l’avait nommé mandarin et marquis de Miskou, et on lui conféra à Caen, en 1686, les insignes de sa nouvelle dignité.

Dans le Malade imaginaire, qu’on a voulu flétrir du nom de farce, la pensée morale éclate à chaque scène. Molière, en faisant d’Argan l’esclave de la médecine et de M. Purgon, en même temps qu’il en fait un époux dupé, un père injuste, un sot égoïste, Molière a voulu évidemment montrer, et il a montré, en effet, combien l’amour obstiné de la vie est destructeur de tout bon sentiment et de toute vertu, et la pièce n’est pas, comme l’ont dit ceux qui ne l’ont point comprise, une plaisanterie attristante sur les malades et les médecins, mais une admirable satire contre l’égoïsme.

L’intéressante étude de M. Bazin, qui succède à tant d’autres études, ouvre encore, dans les œuvres du grand poète comique, une foule de perspectives nouvelles, car Molière est au premier rang de ces rares élus qui grandissent de siècle en siècle, et qui restent toujours jeunes et toujours vrais, parce qu’ils reflètent le monde et la vie. On l’a dit justement : chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Molière, et, plus on s’éloigne du temps où il a vécu, plus on apprend à l’admirer, en le comparant à ceux qui l’ont précédé, et surtout à ceux qui l’ont suivi. La comédie de caractère et de mœurs, la haute comédie, c’est-à-dire celle qui réunit à la fois l’enseignement moral, la moquerie, la raison, la vérité, la passion, la poésie ; la farce, dans laquelle il épuisa la poétique du rire ; le drame romantique, Molière a touché à tout, et dans chaque genre il est resté le maître souverain. S’il emprunte à ceux qui l’ont précédé, et nous ne parlons ici que des écrivains de l’Europe moderne, il semble qu’il ne l’ait fait que pour les écraser par la comparaison ;