insupportable dans tout autre pays que celui-ci, et le touriste rêveur, l’observateur tranquille de la nature se trouveraient bientôt fatigués du train des grandes routes et du tapage des cabarets; mais les Anglais sont si réservés dans leurs manières, si peu bruyans, si bien élevés en un mot, que tout s’accomplit dans ce petit espace de quelques lieues carrées le plus silencieusement du monde. A part le son éloigné d’une clarinette et de deux trombones qui annoncent de temps en temps l’arrivée d’un bateau à vapeur de plaisir, ces graves gentlemen et leurs ladies s’amusent discrètement à faire leur tour de l’île sans jamais gêner ni étourdir personne.
Ces familles de promeneurs n’appartiennent pas toutes cependant à l’aristocratie : on rencontre dans ces chars, dans ces calèches, dans ces vehicles of every description, beaucoup plus de marchands de la Cité avec leurs femmes et leurs enfans, ou de boutiquiers des villes du littoral, que de membres de la chambre haute; mais, il faut le reconnaître, c’est toujours la même mesure, la même civilité partout dans les manières de cette foule errante, et j’en ai été vraiment édifié. Quand on a vu d’ailleurs comment se comporte le public à un shilling dans le Palais de cristal à Londres, il est permis de croire John-Bull moins rude et plus raffiné que notre sot amour-propre national ne nous le fait supposer peut-être. Les Anglais ont leurs défauts, leurs ridicules même; cependant il y a beaucoup à gagner auprès d’eux, surtout pour des Français : j’en appelle à ceux de mes compatriotes qui sauraient faire le sacrifice de leurs préventions avant de passer la Manche. Il est vrai que, pour entreprendre ce voyage avec quelque plaisir et quelque profit, il faudrait parler au moins un peu la langue du pays; il faudrait surtout se résigner à vivre en Angleterre autrement que ne le font, sans presque aucune exception, les Français qui s’y aventurent.
J’ai vu arriver l’autre soir, sur le steamer de Southampton à Cowes, quatre Parisiens pur sang qui venaient à coup sûr en Angleterre pour la première fois. Ils étaient costumés en voyageurs, se drapaient dans leurs manteaux et dans leurs tartans écossais, s’en dépouillaient, s’en revêtaient encore, allumaient des cigares, lorgnaient les femmes, parlaient très haut et avaient l’air enchantés d’eux-mêmes. Une heure après, ce n’était plus cela : du balcon de ma chambre, je les apercevais, dans une salle d’hôtel, attablés et très en colère contre le waiter. qui ne comprenait pas le sujet de leur irritation. pour moi, j’en avais deviné aisément la cause, car je connaissais par expérience le menu d’un souper anglais. C’est d’abord l’inévitable bouilloire et la théière de rigueur, avec du beurre et de la crème. Après un quart d’heure d’attente, si les voyageurs auxquels on a servi le thé sont des Français, ils s’impatientent, ils sonnent, et crient au garçon qu’ils veulent souper. Un nouveau quart d’heure s’écoule, et l’on voit entrer solennellement alors deux plats en argent massif, recouverts de boules plus massives