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Les funestes conseillers qui se réjouissent aujourd’hui d’avoir prévalu sur les conseillers officiels du prince Louis-Napoléon lui déclarent qu’il n’y aura dans l’abrogation de la loi du 31 mai rien de plus difficile, ni de plus sensible que dans la destitution du général Changarnier. Cette disgrâce ne frappait qu’un homme, et heureusement elle ne brisait pas son épée. L’abrogation de la loi du 31 mai replace la société tout entière sous la main de la révolution, et elle la désarme. Reste seulement à savoir comment s’opérera le désarmement. Quand on aura nommé des ministres pour proposer à la majorité du parlement de défaire son œuvre, il faudra d’abord défaire cette ancienne majorité pour en refaire une autre. Si par hasard on l’a contre soi, et qu’elle ne veuille point se rendre à discrétion, ne sera-t-on pas bien avancé ? On aura risqué le coup de tête ! voudra-t-on risquer le coup de main ? Rassurez-vous, disent les grands docteurs ; ils iront tout seuls ! La peur les portera bientôt à vous complaire ! Ils auront peur des exclus de la loi du 31 mai, peur de leurs fusils, peur de les rencontrer, le fusil à la main, devant les urnes électorales ! — S’il n’y a plus en France de meilleur argument politique que la peur, qu’importe désormais la France, et qu’a-t-elle besoin de durer dans le monde ? Mais peur contre peur, c’est peut-être le moyen de donner du courage aux plus poltrons. Quelle sera donc la peur la plus vive, ou d’aller aux élections avec la loi du 31 mai et un gouvernement sérieux, ou d’y aller avec le suffrage universel, organisé, surveillé, présidé par un ministère que formeraient ou protégeraient M. de Lamartine, M. Véron et M. de Girardin ?

Absorbés dans l’anxiété de cette crise intérieure, nous ne trouvons pas le courage de regarder maintenant au dehors et de résumer les affaires étrangères. Nos lecteurs nous pardonneront pourtant deux mots sur des choses qui nous ont touchés de trop près pour leur être à eux-mêmes tout-à-fait indifférentes. La mort de M. le comte Alexis de Saint-Priest enlève à la Revue un collaborateur dont le caractère lui était aussi cher que ses travaux lui étaient précieux. M. de Saint-Priest laisse inachevée une Vie de Voltaire qu’il préparait depuis deux ans. Il a été enlevé par une fièvre typhoïde pendant un voyage qu’il faisait en Russie, où l’appelaient ses recherches littéraires et ses affections de famille. Ce deuil est venu nous frapper il y a quelques jours. Aujourd’hui même nous avons eu la satisfaction d’être acquittés par la cour d’assises de la Seine sur la plainte portée contre nous par le général Pacheco, qui nous accusait de l’avoir diffamé dans certaines observations que nous avaient fournies des documens officiels relatifs à Montevideo. La plainte était en même temps dirigée contre le Journal des Débats. La bonne foi du Journal des Débats et de la Revue a été clairement établie par les éloquentes plaidoiries de MM. Chaix-d’Est-Ange et Nogent-Saint-Laurens. Elle a été hautement reconnue dans un langage plein de mesure et de sagesse par l’organe du ministère public. On avait d’autant moins entendu désigner le général Pacheco, qu’on ne le connaissait même pas. Le général a voulu parler lui-même ; il l’a fait avec une énergie originale, qui a intéressé tout le monde. La plaidoirie de Me Flandin, son avocat, n’a pas été aussi heureuse : on ne remplace pas facilement la logique par une sentimentalité déclamatoire et l’esprit par l’impolitesse.

ALEXANDRE THOMAS.