Un des vices dominans de la littérature actuelle, père de beaucoup d’autres, c’est le factice et l’artificiel dans les choses de goût, dans l’expression des idées et des sentimens, dans la manière d’envisager et de reproduire le monde moral ; c’est l’absence de toute proportion vraie entre la réalité des choses et l’inspiration littéraire. L’existence même des écrivains a je ne sais quoi de chimérique et de faux qui contraste avec les conditions saines de la vie, ôte à la longue à l’esprit tout sens juste et pratique, et se reflète nécessairement dans le mouvement de la pensée. Vous souvenez-vous de Pierre Schlemihl, le malheureux héros de Chamisso qui avait vendu son ombre pour les sacs d’or de Fortunatus, et qui, une fois dépouillé de cette ombre dont il n’avait pas senti le prix, se heurtait à toutes les impossibilités et à tous les refus, considéré comme un être incomplet, ne réussissant à rien et finissant même par vouloir vendre son ame pour retrouver ce qu’il avait perdu ? Le fantastique enfant de l’imagination allemande n’égalait pas en perplexité et en impuissance l’art contemporain, qui semble, lui aussi, avoir aliéné quelque chose de lui-même. — le sentiment du vrai et du réel, je suppose, — et qui s’épuise en efforts pour remplacer ce qu’il n’a plus par une impulsion artificielle. De là tant d’essais infructueux, tant de productions factices et inconsistantes ; de là tant de recherches furieuses pour aboutir à une manière quelconque de se faire considérer. Que d’œuvres chamarrées et tatouées de mille couleurs d’emprunt ! quelles souillures, quelles impuretés monstrueuses ne sont point devenues des vertus dans le creuset de nos observateurs et de nos alchimistes ! quelles sentimentalités niaises n’ont point été érigées en poésie ! quelles violations de la nature morale et de l’histoire n’ont point été transformées en vues lumineuses et profondes ! Le fonds et l’essence de toute cette littérature facilement reconnaissable, c’est le mépris de la vérité, c’est l’habitude de jouer artificiellement avec tous les élémens, avec le présent comme avec le passé, avec l’observation et avec l’histoire comme avec la nature, avec les émotions patriotiques comme avec les mystères les plus inviolables de l’ame humaine. — Nous avons ainsi le dernier mot de cette théorie fastueuse de l’art pour l’art, qui consiste à substituer un certain nombre de chimères décriées aux réalités morales, de même que l’idéologie met ses abstractions à la place des réalités politiques.
Lettré ou idéologue, quel est le plus rhéteur des deux ? C’est le châtiment de l’insurrection romantique, qui avait commencé par la révolte contre les procédés et les recettes de convention dans l’art, de finir justement par la reproduction de tout ce qu’elle avait prétendu détruire, de toutes les combinaisons factices des rhétoriques oiseuses. Voici bien quelques années, par exemple, que nous pouvons suivre M. de Lamartine dans ses pérégrinations à travers toutes les sphères politiques et intellectuelles. L’auteur de Raphaël ne se lasse point de s’enivrer lui-même et d’enivrer les autres de sa parole. Il semble même qu’en dépassant ce qu’il appelle discrètement aujourd’hui le milieu de la vie. il soit saisi de quelque remords de n’avoir produit dans ses belles années que les Méditations et les Harmonies. Le sceptre des romanciers et des chroniqueurs expéditifs tombait en