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reconnaître pour Irlandais. Curieuse existence que celle de ce jeune homme, qui, d’Angleterre et de l’Inde, où il avait fait la guerre, se retrouvait au Ktiamis des Beni-Ouragh officier dans la légion étrangère, lui le fils d’un grand poète, le filleul de Byron, l’enfant de Thomas Moore! Par quel accident était-il arrivé là? Je crus le deviner alors en le voyant bien souvent regarder un portrait de femme admirablement beau, en rapprochant quelques paroles échappées dans nos longues causeries: un enlèvement, je crois, l’obligation de s’éloigner durant plusieurs années, et le bienveillant appui du roi Louis-Philippe, qui lui avait ménagé un asile dans notre Afrique! Mais le lieutenant Moore espérait bientôt revoir sa patrie, rejoindre celle dont il était séparé. Hélas! quand il me parlait alors de ses espérances, il s’animait, son regard étincelait; moi j’écoutais avec terreur la toux sèche succédant à ces éclairs; je voyais avec effroi les plaques rougeâtres qui couvraient les pommettes de ses joues. Tous l’avaient en affection, et il s’accommodait à tous. Depuis mon arrivée au Khamis, nous ne nous quittions guère. J’aimais son esprit rapide et prompt, les poésies de son père, qu’il me récitait, et les vieilles histoires d’Irlande qu’il racontait souvent.

Comme j’arrivais sous le grand arbre, notre maître d’hôtel, ou, pour parler plus vrai, le soldat attaché au service de la cantine, vint nous avertir que le dîner était prêt. Un grand hangar, chambre à coucher de trois de ces messieurs, servait de salle à manger. Nos camarades nous avaient précédés et s’asseyaient déjà autour des morceaux de bois à peine équarris et des planches de caisses à biscuits qui formaient la table. Quant aux cuillers de fer étamé, elles étaient brillantes de propreté, les assiettes bien lavées, et les ragoûts, malgré nos modestes ressources, dignes du maître coq, un certain Bavarois de naissance, ancien premier aide de cuisine chez M. de Talleyrand. Fier de sa noble origine culinaire, de temps à autre ce grand cuisinier tentait encore des expériences, afin, assurait-il, de se conserver la main. Il est vrai que le vin, en tombant sur les serviettes, laissait une large tache d’un bleu indigo admirable; mais estomacs et appétits étaient trop jeunes pour que ces petites misères fissent grande impression. Somme toute, si le dîner laissait parfois à désirer, le café était toujours à point, la soirée superbe, le tabac kabyle excellent, et nous passions à le déguster de fort bonnes heures. Le commandant Manselon, homme de manières affables, juste, intelligent, énergique, passait ordinairement la soirée avec nous. Ceux-là seuls qui sont allés dans les pays du midi pourront comprendre le plaisir de nos veilles, les douceurs de la nonchalance, le bonheur que l’on éprouve à respirer quand la nuit arrive. Il est si bon de se sentir vivre, sans souci, sans inquiétude, éprouvant un bien être ineffable! Que de fois, ainsi étendu avec Moore sur un tapis auprès de ma