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spontané. Sans prétendre à la divination, je crois volontiers que Virgile, Théocrite et Euripide sont parfaitement étrangers à la conception de cet ouvrage. M. Gleyre, dans son voyage en Orient, aura vu une danse de jeunes filles, énergique, haletante; ce souvenir une fois gravé dans sa pensée, il aura éprouvé le besoin de le traduire sur la toile, et, au lieu de nous le montrer sous sa forme réelle, au lieu de mettre sous nos yeux ce qu’il avait vu et rien de plus, il s’est résolu à transformer l’image conservée dans sa mémoire, à l’agrandir en baptisant du nom de bacchantes les jeunes filles de Corfou, de Smyrne ou d’Athènes, dont les gracieuses figures passaient et repassaient dans ses rêves. Que plus tard, une fois décidé à traiter ce thème poétique, il ait consulté les monumens de l’antiquité qui pouvaient le guider dans cette difficile entreprise; qu’il ait interrogé avec une assiduité vigilante toutes les œuvres que la Grèce et l’Italie nous ont laissées; qu’il n’ait rien négligé, depuis les Géorgiques jusqu’aux vases d’Hamilton, je le crois volontiers; mais ce qui donne une valeur inestimable, un charme singulier à l’œuvre de M. Gleyre. c’est la sobriété parfaite, la modestie exemplaire avec laquelle se produit son érudition. Il est hors de doute qu’il a consulté plus d’une fois les vases étrusques, il est certain qu’il a vécu dans le commerce familier d’Herculanum et de Pompéi; mais il a si bien dissimulé la science acquise par des études laborieuses, il a donné à toutes ses lectures, à tous ses dessins recueillis avec patience, un caractère si nouveau, si personnel, que la majorité des spectateurs verra sans doute dans ce tableau une œuvre de pure fantaisie. Les Bacchantes, je le proclame avec joie, nous reportent aux meilleurs temps de la peinture. Si les monumens de l’art antique jouent un rôle important dans ce tableau, ils n’ont cependant rien enlevé à l’indépendance de l’auteur. L’expression si variée des figures, depuis la prêtresse qui préside aux mystères jusqu’à la bacchante épuisée par la danse qui est tombée à demi morte aux pieds de la prêtresse, depuis la jeune fille dont la chevelure noire comme l’ébène ruisselle en flots abondans, dont le corps nu resplendit en pleine lumière, jusqu’à celle qui marque le rhythme de la danse, tout excite l’intérêt, tout enchaîne l’attention. Le fond du tableau est d’une couleur charmante. Quant au dessin des figures, il se distingue par une rare élégance. Les mains et les pieds ne sont pas traités avec moins de soin que les torses. L’auteur s’est efforcé dans toutes les parties de son œuvre de réaliser pleinement l’idéal qu’il avait rêvé. Quoique le style de cette composition révèle clairement un homme sévère pour lui-même, il me semble que M. Gleyre doit être à peu près content. Je n’ose croire qu’il le soit tout-à-fait, malgré le plaisir que j’ai éprouvé à contempler ses Bacchantes; car il est dans la destinée de tous les artistes éminens de ne jamais trouver leur puissance au niveau de leur volonté. Ils ont beau