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après avoir passé le Tigre, j’avais pu atteindre la route qui va d’Angostura à Barcelone; je ne craignais plus de m’égarer pendant la nuit, et, une fois de L’autre côté du Tigre, nos détrousseurs n’étaient plus à craindre. Nous fûmes favorisés pendant ces deux derniers jours par une bonne brise et un temps un peu couvert; de plus, chaque jour, sur les dix heures, nous eûmes l’heureuse chance de rencontrer deux petites rivières. Arrivé à la Soledad, j’installai mes gens; après quoi, mes affaires m’appelant à Angostura, je passai le fleuve dans une goélette établie pour le service public. C’était la première fois que je voyais l’Orénoque, et dans l’endroit le moins favorable à son développement, coulant profond et resserré dans un goulet de mille mètres de large formé par deux montagnes de granit. A peu près au tiers de son chenal, du côté de la Soledad, on aperçoit trois énormes blocs de granit qui servent d’orénocomètre dans les crues de la rivière. Avec leur couleur foncée de mine de plomb et le vernis brillant qui les recouvre, ces blocs ont toute l’apparence de masses métalliques; ils pourraient, je crois, servir de bases pour supporter les piliers d’un pont en fil de fer, quand le développement agricole et industriel du pays sera un peu plus avancé.

La Soledad est une petite ville qui sera toujours forcément soumise à Angostura, où se trouvent réunis les capitaux et le commerce de tout le haut du fleuve de l’Orénoque. Elle ne vit que des produits qui lui arrivent des provinces de Barcelone et de Cumana; ces produits sont peu importans. Ce que j’ai dit des déserts de Cumana peut s’appliquer à ceux de la route de Barcelone, qui sont même encore plus tristes.

Angostura, dont le congrès a changé le nom contre celui de Bolivar, et qu’on persiste à nommer de son vieux nom, est une ville de six à huit mille âmes. Elle est située sur la rive droite de l’Orénoque et sur le penchant d’une colline de granit; ses rues sont droites, mais avec des pentes trop rapides pour qu’on puisse se servir de voitures. Je me rendis au seul hôtel qu’il y ait dans Angostura, hôtel tout-à-fait espagnol, c’est-à-dire fort mal tenu, et envahi par une foule d’affreux insectes qui font leur pâture des malheureux voyageurs. Je changeai mon habillement de coureur des déserts du Nouveau-Monde contre un costume d’Européen civilisé, et j’allai faire quelques visites. J’avais des lettres de recommandation pour M. Dalla-Costa, vice-consul de France. Je fus bien reçu par ses fils en l’absence de leur père, qui, depuis quelques années, habite Paris. Comme maison de commerce, la maison de M. Dalla-Costa est une des premières non-seulement d’Angostura, mais encore de la république.

La ville d’Angostura est propre; on y sent l’influence exercée par les maisons de commerce, qui appartiennent pour la plus grande partie à des étrangers. La police municipale remplit bien son devoir : les pavés des rues sont en bon état et ne présentent pas, comme à Caracas, le lit d’un torrent avec ses cailloux roulés; on n’est pas obligé non plus, comme dans les autres villes de la république, d’y soutenir une lutte contre les porcs errans qui vous disputent le passage; les magasins y sont vastes, bien tenus, bien approvisionnés. Il y a un joli marché, une promenade agréable et un beau quai en briques le long du fleuve : ces trois derniers travaux sont dus à M. Dalla-Costa. Le chef politique, qui s’occupait avec soin de la police municipale, était M. le docteur Gaspari, né en Corse. Je le connaissais depuis cinq ans; je lui fis mon compliment sur la bonne tenue de la ville d’Angostura.